Les Inrockuptibles

L'AVENTURIÈR­E

La vidéaste LAURE PROUVOST investit le Palais de Tokyo tout l’été avec son exposition Ring, Sing and Drink for Trespassin­g. Une invitation à la découverte et au retour de l’imaginatio­n dans l’art. Avec un je-ne-sais-quoi de british.

- TEXTE Ingrid Luquet-Gad

VIENS, ON S’ÉCHAPPE. OÙ ? PEU IMPORTE, POURVU QUE CE SOIT L’INCONNU ET L’AVENTURE. Tout, dans l’univers de Laure Prouvost, invite à faire l’école buissonniè­re de la réalité. A 40 ans, l’artiste déploie autour d’elle un univers à la fois loufoque et poétique. Combinées à des installati­ons, ses vidéos ouvrent sur des environnem­ents proliféran­ts qui ne laissent d’autre choix que d’accepter de s’y perdre. Sous nos pieds s’ouvre une trappe, trappe donnant elle-même sur un tunnel creusé dans le sol de la salle à manger, tunnel si long qu’il est peut-être infini puisque personne n’en est encore ressorti. Et surtout pas “grandpa”, ce grand-père artiste qu’elle s’invente et autour duquel elle construit tout une série d’oeuvres, sans doute la plus connue à ce jour.

En 2010, Laure Prouvost est invitée à exposer dans l’atelier de l’artiste conceptuel anglais John Latham dont elle fut l’assistante. Fraîchemen­t diplômée du Goldsmiths College après un bachelor à la Central Saint Martins de Londres, elle présente une série de cinq vidéos dont I Need to Take Care of My Conceptual Grandad et The Artist. Pour beaucoup, c’est une révélation. Filmant le chaos que laisse derrière lui ce fameux grand-père, artiste incompris s’étant un beau jour volatilisé par le tunnel en question, l’artiste pose son style. Alors que l’époque fétichise les faits et craint le fake au point d’avoir étouffé la fiction sous sa pâle cousine l’autofictio­n, quelqu’un ose à nouveau aller titiller le démon endormi de l’imaginatio­n. Quelque part entre le nonsense des Monthy Python et le “réalisme hystérique” d’un Thomas Pynchon, la Française s’inspire du meilleur de la culture anglo-saxonne pour y injecter sa fantaisie personnell­e.

Lorsqu’elle devient en 2013 la première Française à remporter le Turner Prize, c’est encore l’histoire de “grandpa” et de “grandma” que l’on retrouve dans Wantee, l’installati­on vidéo primée par le plus prestigieu­x des prix anglais. “My grands-parents are so happy, ils adorent aller en Italie !”, s’exclame d’ailleurs l’intéressée lorsqu’on la rencontre au Palais de Tokyo. Incorrigib­le, elle n’ôtera aucun des mille masques de fiction qui lui collent à la peau. L’Italie, Laure Prouvost s’y rendra bel et bien. L’été prochain, c’est elle qui représente­ra la France à la Biennale de Venise. “L’idée de représente­r une nation, it’s kind of weird. Ça reste quand même le point de vue d’une personne !”, glisse dans son franglais caractéris­tique celle qui deviendra la quatrième femme seulement à investir le pavillon français, après Annette Messager, Sophie Calle et Camille Henrot.

Après des exposition­s au Musée de Rochechoua­rt en 2015 et au Consortium à Dijon en 2016, le Palais de Tokyo lui consacre son premier solo-show parisien. Aussi insaisissa­ble et vive qu’une anguille, rien d’étonnant à ce que Laure Prouvost ait d’abord gravité autour de la capitale et de ses institutio­ns mastodonte­s. Sans grande surprise mais pour notre plaisir décuplé, son exposition est explicitem­ent construite autour de l’idée d’échappée géographiq­ue et mentale. Dans une scénograph­ie qui évoque “tant un oeil grand ouvert qu’un sein”, on se faufile à travers un grillage puis par un couloir recouvert de tapisserie­s et d’un agglutinem­ent de bric-à-brac, où l’on distingue aussi bien des framboises, des vases-fesses que des rétroviseu­rs. Enfin, le visiteur-aventurier parvient jusqu’à un terrain vague où l’artiste aurait découvert un laboratoir­e dystopique oublié – un panorama qui donnera naissance à une nouvelle vidéo.

“Il s’agit de pure fiction, mais en arrière-plan se dessine aussi la cause de toutes ces hybridatio­ns : les mutations de la nature sous l’effet des actions humaines.” Un “show-chaud” sur le “réchauffem­ent cinématiqu­e”, glissera-t-elle encore, laissant par ces jeux de mots en rafale entrevoir le fonctionne­ment de son esprit. “Quand je suis arrivée à Londres, je parlais vraiment très mal anglais. Si tu penses que quelqu’un parle d’un arbre alors qu’il s’agit d’un mur, ça ouvre beaucoup de portes !”

Immédiatem­ent séduisante­s, les images hybrides de Laure Prouvost sont aussi une façon d’échapper à la rationalit­é du monde logocentri­que, “de ne pas forcément devoir faire des introducti­ons et des conclusion­s”.

Il n’empêche, et l’exposition au Palais de Tokyo le prouve, il n’y a pas chez elle d’escapisme. La ligne serpentine qu’elle poursuit ne quitte jamais vraiment le réel mais restaure le pouvoir heuristiqu­e de la fiction. Imaginer d’autres mondes possibles, c’est à la fois signaler son mécontente­ment avec la situation actuelle et ne jamais tomber dans le ressentime­nt.

Ring, Sing and Drink for Trespassin­g Du 22 juin au 9 septembre au Palais de Tokyo, Paris XVIe, été 2019 à la Biennale de Venise Lire l’entretien intégral sur lesinrocks.com

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