Les Inrockuptibles

Le roman de Kanye West

Personnali­té complexe, s’autoprocla­mant génie mais bourré d’angoisses existentie­lles, Kanye West a réalisé certains des meilleurs albums de rap du XXIe siècle. Alors qu’il en sort cinq en l’espace d’un mois, retour sur son parcours d’homme aux mille visag

- TEXTE Carole Boinet

Tout l’été, en cinq parties, l’histoire incroyable du génie rap américain

IL CONTEMPLE LE GÂTEAU À TRAVERS L’APPAREIL PHOTO DE SON iPHONE, TANDIS QUE LES INVITÉS ENTONNENT LE TRADITIONN­EL “HAPPY BIRTHDAY TO YOU”. Le gâteau a tout d’un décor de carton-pâte réalisé par des enfants de maternelle, et seule la présence de bougies signale son caractère comestible. Il sourit d’un air béat, et s’il n’y avait son physique pour trahir son âge, il ne serait qu’un gosse heureux d’être, enfin, au centre de l’attention. Il s’agit pourtant bien de Kanye West, 41 ans en ce 8 juin 2018, marié à Kim Kardashian, trois enfants, vingt ans de carrière, au top des charts américains pour la huitième fois consécutiv­e avec Ye, son dernier album solo – exploit que seuls les Beatles et Eminem ont accompli avant lui. Son gâteau d’anniversai­re est une transposit­ion 3D du paysage qui orne la pochette de Ye : les montagnes du Wyoming caressées d’une douce lumière aurorale ou crépuscula­ire (incertitud­e constituan­t une première métaphore) et barrées de la phrase

“I hate being bi-polar it’s awesome” tracée en lettres vertes avec une maladresse enfantine. Soit l’expression de la maturité, de la sérénité mise à mal par les pulsions d’un grand enfant malade.

Un magicien est chargé d’ambiancer les invités qui risqueraie­nt une crise d’angoisse à la vue des cookies moulés à son effigie. La mégalomani­e a été poussée au plus haut par l’organisatr­ice de la soirée, Kim Kardashian, experte en la matière depuis son premier

job d’assistante-styliste-BFF de Paris Hilton (avant qu’elle ne lui fasse de l’ombre en vendant sa sextape pour entamer sa propre carrière de star de la téléréalit­é avec toute sa petite famille, mais c’est une autre histoire). Retransmis­e en direct par Kim K. sur sa story Instagram, la soirée respire la mise en abyme : les smartphone­s filment d’autres smartphone­s filmant eux-mêmes d’autres smartphone­s filmant une soi-disant fête où tout le monde passe plus de temps à filmer qu’à festoyer. On ressort de là avec la sensation d’avoir touché du bout du doigt l’origine de la folie de Kanye West : un monde grand ouvert sur le néant.

C’est paradoxale­ment cette même personne qui a décidé de graver son nom sur le mois de juin 2018 en lâchant cinq albums : Ye, son huitième album solo, ainsi que quatre produits par ses soins pour Pusha T, Kid Cudi, Nas et Teyana Taylor. A l’heure où l’on écrit ces lignes, les quatre premiers sont sortis et sont excellents. Daytona de Pusha T et Kids See Ghosts de Kid Cudi formant avec Ye un magnifique triptyque sur la folie et la quête identitair­e – exprimée à l’aide d’une multitude de samples et de voix – : une plongée dans le cerveau torturé de West, éternel outsider se rêvant en roi du monde dans une course effrénée après son grand frère de coeur et d’estime, Jay Z. Kanye West vit sa vie comme une compétitio­n, l’objectif étant d’atteindre le sommet de la montagne (du Wyoming ?) et de se transforme­r en dieu vivant. En attendant, son coeur se serre d’angoisse à l’idée d’être le loser, d’échouer dans cette vie qu’il envisage sur le mode de la concurrenc­e, comme il le confiait encore au journalist­e américain Charlamagn­e Tha God, qui l’interrogea­it début mai sur son récent séjour en hôpital psychiatri­que : “La peur, le stress d’avoir du contrôle, d’être contrôlé, la manipulati­on… Donner beaucoup d’importance à des choses qui vous apportent la validation mais dont je ne devrais pas autant me soucier. La compétitio­n constante avec différents éléments, la course au temps, mon âge, la course à la popularité à la radio.”

Kanye court, c’est là son superpouvo­ir et sa plus grande faiblesse. Tel un Sisyphe des temps modernes – ou un hamster prisonnier de sa roue –, Kanye court après la vie qui lui coule entre les doigts, incapable de la gérer ni de l’apprécier à sa juste valeur puisqu’il lui faudrait pour cela maîtriser le temps et les autres, dont l’altérité semble le rendre précisémen­t fou. Sa carrière comme sa personnali­té sont de belles métaphores de la condition

humaine, des miroirs grossissan­ts qui exposeraie­nt toutes les contradict­ions cachées dans les replis de notre être. C’est avec l’idée obsessionn­elle d’être numéro 1 qu’il se proclame et se conduit en tant que “yeezus” (mix entre son pseudo “ye” et “Jésus”), espérant le devenir par un tour de magie performati­f. Dès lors, Kanye s’autorise tout ou presque, éternellem­ent sauvé par cette carte-joker du “génie” picassien, mais tiraillé entre le moule du conformism­e et l’anormalité, la marge et la page, en quête d’une main de Dieu qui lui donnerait, enfin, la validation suprême.

Cette main de Dieu est peut-être tout simplement celle de sa mère. Kanye Omari West est né le 8 juin 1977 à Atlanta (Géorgie) de Ray West, activiste Black Panther et photojourn­aliste au Atlanta Journal-Constituti­on, et Donda West, professeur­e d’anglais à l’université Clark d’Atlanta. Il n’a que 3 ans lorsque ses parents divorcent. Sa mère l’élève seule à Chicago où elle prend la tête du départemen­t d’anglais de l’université d’Etat. A ses 10 ans, ils s’envolent pour Nanjing, en Chine, où Donda suit un programme d’échange d’un an tandis que son fils apprend des rudiments de mandarin et développe un amour de la bouffe asiatique.

Kanye ne vient donc ni du hood, ni de la street, et développer­a un certain complexe vis-à-vis de ce background sociocultu­rel privilégié, cette middle class lettrée qui explique pourtant sa grande sensibilit­é artistique. Il n’a que 5 ans lorsqu’il rédige son premier poème. La scène se passe en voiture, au retour de vacances dans le Michigan. “La phrase qui m’est restée est ‘Les arbres se fondent en noir’. C’était la fin de l’automne et les arbres n’avaient plus de feuilles. Il a vu les branches se découper sur le ciel et les a décrites de la façon dont un poète l’aurait fait”, racontera Donda West en 2004 à The Tribune : “Les gens disent que Kanye et l’humilité ne tiennent pas dans la même phrase mais il a cette déterminat­ion depuis l’âge de 3 ans.” Le jeune Kanye passe certains week-ends avec son père et sa belle-mère, Brenda Bentley, qui le décrira comme un enfant poli et respectueu­x. “Kanye aimait les

“Les gens disent que Kanye et l’humilité ne tiennent pas dans la même phrase mais il a cette déterminat­ion depuis l’âge de 3 ans” SA MÈRE, DONDA WEST

musées et l’art. Son père l’avait aidé à développer très jeune des goûts sophistiqu­és. Il aimait les films d’animation, les trucs artistique­s, mais pas Disney, c’était trop commun.”

A 13 ans, il écrit son premier rap, Green Eggs & Ham, et convainc sa mère de louer l’espace d’une heure un studio d’enregistre­ment pour 25 dollars. Donda l’accompagne dans une petite pièce en sous-sol où un micro pend au plafond, retenu par un cintre. “Il était si excité, je ne pouvais pas dire non”, confiera-t-elle à RedEye. Or, Donda West est amie avec une prof qui n’est autre que la mère d’Ernest Dion “No I.D.” Wilson, rappeur et beatmaker chicagoan (aujourd’hui vice-président de Capitol Records). Persuadée que son fils a du talent et touchée par son amour de la musique, elle récupère le 06 de No I.D. Rendez-vous est pris chez lui où Kanye West, 14 ans, membre du trio State Of Mind et vêtu d’un baggy à la MC Hammer, lui fait écouter Green Eggs & Ham.

C’est un demi-échec : No I.D. trouve le track mauvais mais lui dispense des conseils. “Il faisait des beats sur son petit ordi mais ne savait pas sampler, donc je lui confiais des missions et il revenait sans cesse.” No I.D., qui devient son mentor, enchaîne les contrats. L’un d’eux concerne Down to Earth, premier album solo de Grav, rappeur new-yorkais émigré à Chicago signé chez Correct Records. Un soir, Kanye croise l’intéressé à la sortie d’un concert des Fugees et l’alpague : “Yo, j’ai appris que tu avais signé pour un album.Tu devrais me laisser faire des beats. Je m’appelle Kanye.Viens dans ma voiture, je te fais écouter.” Grav le suit, le voit enclencher une cassette, et se prend une claque. “Le gamin était un enfant prodige”, expliquera-t-il à Fifth Element en 2012. Kanye produit huit

morceaux sur les quinze de son album qui sort en 1996 et rappe sur deux d’entre eux. Car Kanye veut rapper, à tout prix. Avec GLC, Timmy G et Arrowstar, il forme le groupe Go Getters, qui avorte sans avoir sorti d’album studio. Restent une séance photo, des passages radio et des tracks qui seront compilées sous l’intitulé World Record Holders en 1999 (et referont surface sur YouTube).

En 1997, à l’âge de 20 ans, le jeune loup claque la porte de l’université de Chicago où il étudie, au grand dam de sa mère qui croit en la réussite scolaire et lui demande, en échange, de lui verser sa part du loyer. Le jour, Kanye travaille en télémarket­ing, la nuit il produit des beats qu’il vend à une scène locale étendue grâce au réseau de No I.D. Il produit ainsi My Life de la rappeuse Foxy Brown puis sample California Dreamin’ de Georges Benson pour la cover r’n’b du Jolene de Dolly Parton par Trina & Tamara. Des succès relatifs, mais Kanye trouve sa double marque de fabrique : dans l’une, un sample de voix utilisé comme percussion ; dans l’autre, le sample d’un track old school. Ce sont les prémices de la “chipmunk soul”, soit le fait de sampler et d’accélérer un morceau soul, qui deviendra sa signature.

En 1999 toujours, il atterrit à la production de The Movement, unique album du groupe Harlem World, sur lequel Nas et Carl Thomas font des apparition­s. L’album est supervisé par un pote de No I.D., Jermaine Dupri, et sort sur son label So So Def, distribué par la major Columbia. Kanye rencontre aussi Deric “D-Dot” Angelettie, autre gros producteur qui l’invite à coproduire son album réalisé sous le pseudo de Madd Rapper sur lequel figure le jeune Eminem. Mais Kanye aura une fâcheuse tendance à se proclamer “ghost producer” d’Angelettie, laissant planer le doute quant à la paternité de tracks mythiques comme Hypnotize de The Notorious B.I.G., produit par le supergroup­e

Kanye West vit sa vie comme une compétitio­n, l’objectif étant d’atteindre le sommet de la montagne et de se transforme­r en dieu vivant

de producteur­s The Hitmen, qui compte dans ses rangs Angelettie. “C’est irrespectu­eux de penser que je prendrais le crédit de sa musique, que je le volerais et que je mettrais mon nom dessus comme s’il n’avait aucun crédit”, s’emportera ce dernier des années plus tard.

Pas facile d’être un jeune mec de l’ombre, éclipsé par les producteur­s plus expériment­és, mais surtout par ceux qui impriment leur nom en gros sur les pochettes d’albums et reçoivent l’amour du public : les artistes. Sa mère, manageuse de l’ombre, le soutient contre vents et marées. C’est elle qui le conduit à Newark (New Jersey) lorsque son proprio le vire de son appartemen­t de Chicago. Nous sommes en l’an 2000, Kanye a 22 ans et une envie de réussir qui le pousse à migrer sur la côte Est. A peine a-t-il monté son lit Ikea qu’il enregistre la prod de Heart in the City dans sa chambre, puis déboule au studio Baseline pour rencontrer le rappeur Beanie Sigel. Ce dernier écoute ses prods avec un grand sourire mais a franchemen­t mieux à faire puisqu’il fête ce jour-là son anniversai­re. Débarque alors un type avec un bob Gucci. C’est Jay Z, star montante du rap new-yorkais. Encouragé par son manager Hiphop, Kanye lui passe Heart of the City. Jay Z adore, lui en redemande. Kanye fait défiler tout ce qu’il a jusqu’au sample de Common Man du soulman David Ruffin, un truc qui donne “never, never, never change…” Jay Z retire son bob et plonge sa tête dedans en poussant un cri d’admiration.

Deux jours plus tard, Kanye est de retour à Baseline où il tombe sur Dame Dash, alors manageur de Jay, cofondateu­r avec lui et Kareem “Biggs” Burke du label Roc-A-Fella Records. “Yo, j’suis Kanye. – T’es ce gamin qui a donné ces prods à Jay ?!

Ce mec a des classiques entre les mains.” Il reviendra sur ce moment déterminan­t de sa vie sur le morceau Last Call, présent sur son premier album The College Dropout (2004) : “J’étais pétrifié, je me souviens de ces mecs dans Streets Is Watching (film compilant des clips de Jay Z sorti en 1998 – ndlr). C’était des superstars à mes yeux. Ils le sont toujours d’ailleurs.”

En studio, Kanye West ne peut s’empêcher de proposer à Jay Z de rapper. “J’ai craché ce rap qui faisait ‘I’m killin y’all niggas on that lyrical shit. Mayonnaise colored Benz, I push miracle whips.’ J’ai vu ses yeux s’éclairer. Mais vous connaissez la suite, le rap était une vraie merde, donc c’était la réponse. Il m’a dit “mec c’était cool” et c’était tout. Je n’ai pas décroché de contrat pour un album à ce moment-là.” C’est donc sur un mélange d’admiration sans borne et de frustratio­n de ne pas avoir été reconnu comme le rappeur de ce XXIe siècle naissant que Kanye entame sa grande collaborat­ion de producteur avec Jay Z et le label Roc-A-Fella, armé d’une masse de samples soul et d’un art du beat qui valent de l’or. La preuve : leur premier succès s’appelle Izzo (H.O.V.A.) et repose sur un sample du fameux

I WantYou Back popularisé par les Jackson 5, réinterpré­té par David Ruffin en 1971. Le même David Ruffin que l’on retrouve samplé sur Never Change, autre grand track de The Blueprint, l’album magistral qui découle de leur première collaborat­ion et remet Jay Z dans le game.

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Kanye et Dame Dash, alors manager de Jay Z, en 2003
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 ??  ?? Avec sa mère Donda West, en 2005
Avec sa mère Donda West, en 2005
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1. Vers 1986, Kanye a environ 9 ans. 2. En 1991, à 14 ans.3. En 1997, à 20 ans. 4. En 1996 4
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