Les Inrockuptibles

“Lush” for life

Sous le nom de SNAIL MAIL, Lindsey Jordan, 18 ans, sort un album d’indie-rock qui balance entre innocence et maturité. Rencontre.

- Carole Boinet

SI GRETA GERWIG CHERCHE LA BO PARFAITE DE SES FILMS sur le passage à l’âge adulte, qu’elle arrête tout de suite : elle se trouve dans Lush, premier album d’une Américaine aussi jeune que les personnage­s de ces coming-of-age movies. Lindsey Jordan a 18 ans, une bouille joufflue d’enfant, de grands yeux bleus qui bouffent le monde, le sourire pas dupe mais la voix éclatant d’enthousias­me. Il faut dire qu’on n’a pas tous les jours 18 ans et un premier album de dix morceaux sorti sous le pseudo de Snail Mail (“Je cherchais un truc mignon qui reflète ma musique, mais si c’était à refaire je choisirais quelque chose d’autre !”, précise-t-elle) sur le label classe et culte Matador (Pavement, Belle And Sebastian, Perfume Genius…).

Lush comme luxuriant, sexy, beau/belle mais aussi alcoolo, poivrot. Car Lindsey Jordan est drôle, et dotée de ce recul nécessaire pour que les peines de coeur et les larmoiemen­ts qu’elle conte à longueur de chansons ne tombent pas dans le pathos. Elle a la candeur et l’élan de sa jeunesse mais déjà la critique, l’exigence, et l’ambition affûtées. On vous le dit : Lindsey Jordan est pile-poil dans cet entre-deux, balançant entre l’innocence et la maturité, bourrée d’une confiance en elle que l’on a rarement vue si dénuée d’arrogance chez quelqu’un de son âge. Son sourire explose dans sa voix alors qu’elle mastique son chewing-gum avec férocité, une canette de Redbull en main, lâchant des phrases frôlant l’autopersua­sion comme “J’ai du cran”, “J’ai confiance en moi” ou “Si tu trouves bonne la musique que tu composes, c’est en vérité tout ce dont tu as besoin”.

Il en faut du courage pour croire en soi et se lancer à coeur et corps perdus dans un projet musical à l’heure où les plates-formes de streaming explosent de sorties d’albums, d’ep et de singles, égarant au passage le public qui ne sait plus où donner de la tête et se contente bien souvent de consommer des bouts de morceaux, tel un énorme mash-up mondialisé. C’est exactement ce que pense Lindsey Jordan de la situation actuelle, la déplorant et la trouvant “géniale” dans le même temps.

“Mes albums préférés viennent du passé, je suis fan du Velvet Undergroun­d par exemple, mais je suis excitée par les groupes actuels. Alvvays sont si bons, Big Thief est bien trop sous-estimé alors que ce sont des génies. J’ai vu John Maus à Coney Island et j’ai pété un plomb tellement c’était bien. La musique emprunte actuelleme­nt beaucoup au passé, mais il y a à la fois tellement de choses inspirante­s qui sortent. Les gens font de la musique car ça leur importe, plus vraiment pour le glamour.”

“Je voulais juste entendre des morceaux sur des histoires d’amour banales entre femmes”

Lindsey Jordan en est la preuve. Celle qui commença la guitare à 5 ans – avant d’écrire des “pop songs idiotes” à l’âge où d’autres apprennent tout juste à lire – dort, mange, respire musique. “Un jour, alors que j’étais au bowling avec ma mère et ma soeur, est passé un clip d’Avril Lavigne dans lequel elle tenait une guitare. Je me souviens aussi de Lindsay Lohan dans Freaky Friday et du film Rock Academy.” Sa meilleure amie sera une guitare, point barre. “Elle et moi, c’est tout ce dont j’avais besoin.”

Dès 13 ans, elle écume les salles de concerts de Baltimore, d’où elle est originaire. “Ma mère m’y conduisait et restait dans le fond. Quand j’ai eu mon permis, j’allais voir quatre concerts par semaine ! Je me faisais la scène punk de Baltimore mais je regardais aussi les notes sur Pitchfork et j’allais écouter Beach House, Purity Ring, Grimes… Maintenant, je me retrouve à tourner avec eux en festival, c’est dingue !” A 15 ans, elle donne un premier concert dans un festival local aux côtés de la formation post-punk Priests, puis enchaîne les concerts dans les caves et les garages de Baltimore. A 16 ans, elle sort un premier ep de college-rock, Habit, qui attire l’attention d’une bonne partie de la presse musicale américaine. Le style est déjà dépouillé, franc du collier, la voix claire et les textes émotionnel­s. Une recette efficace qu’elle reprend mais peaufine sur son premier album, plus pop et mélodieux, plus recherché dans sa veine d’indie-rock postadoles­cent un peu éculée, en T-shirt gris et jean déchiré, le coeur tordu mais le cerveau bouillonna­nt.

Lindsey Jordan parle d’elle et fait son coming-out au détour d’un pronom : “her”. “J’avais besoin d’utiliser un pronom, et je voulais être vraie, sincère. Je ne connaissai­s pas de morceaux simples écrits par des femmes pour des femmes, sans parler des droits LGBT. Je voulais juste entendre des morceaux sur des histoires d’amour banales entre femmes.”

Cela étant dit, Snail Mail déteste se voir ramener à son sexe. “Je n’aime pas lorsqu’on parle de “girls bands”. Pour moi, on n’a pas à préciser, même si je sais que nous n’en sommes pas là puisqu’on en est encore à regarder les line-up des festivals sans aucune femme. Je sais qu’avoir un micro et une voix est très important, même si je ne me vois pas du tout devenir un modèle…” Idéalement, Lindsey Jordan se voit plutôt s’exiler en Norvège pour écrire un deuxième album, comme le suggère un mail reçu. Mais pour l’instant, elle a mis l’avenir dans un coin de sa tête, effrayée à l’idée que tout s’arrête brutalemen­t, trop avide d’en profiter là, maintenant. “Anyways, anyways”, répète-t-elle d’un air résigné et nonchalant sur le single de l’album, Pristine. Il suffit juste parfois de savoir hausser les épaules.

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Lush (Matador Records)

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