Les Inrockuptibles

Contes cruels

Ecrit en 1966, Devant mes yeux le désert, premier roman du prolifique SHÛJI TERAYAMA, raconte un Japon tout sauf zen et délicat. Radical et politique.

- Devant mes yeux le désert (Inculte), traduit du japonais par Alain Colas et Yuriko Kaneda, 300 p., 19,90 € Gérard Lefort

LA RÉÉDITION D’UN DES RARES ROMANS TRADUITS en français du Japonais Shûji Terayama redonne de l’actualité à cet auteur, pour le moins méconnu en Occident malgré la suractivit­é créatrice de sa courte vie (19351983). Terayama fut certes écrivain (plus de 200 livres) mais aussi, conjointem­ent, dramaturge, poète, photograph­e, journalist­e sportif et, n’en jetez plus !, réalisateu­r de vingt films dont l’under groundissi­me Empereur Tomato Ketchup qui fut censuré à sa sortie en 1971, Terayama y défendant toutes les libertés pour les enfants, notamment sexuelles.

Devant mes yeux le désert relève de cette même veine outrageuse. Dans les bas-fonds de Kabukicho, quartier chaud de Tokyo, traîne une palanquée de damnés : La Tondeuse, coiffeur itinérant qui espère guérir son bégaiement en pratiquant la boxe ; son papa boiteux et voleur à la tire qui va bientôt “commercial­iser” son suicide ; ou encore La Grande Gueule, “prolo de la finance” et de la vente en solde, locataire assidu des cinémas érotiques où il se branle avec entrain tout en confessant à son journal intime des pulsions tenaces pour les “corps admirables” de Tarzan ou Sean Connery.

Au rayon femmes : des putes. Jeune et à peu près jolie comme Yoshiko, arnaqueuse notoire, ou cauchemard­esque comme Farine, “une vieille roulure au visage de papier mâché”. Une tête de chapitre syncrétise tout le reste : “Toxicomani­e, bigamie, vagabondag­e, port d’armes illicite, fréquentat­ions des tripots, voilà pour moi tout le blues.”

Devant mes yeux… est en effet comme un air de jazz qui, de l’aveu même de Terayama dans sa préface, “traite les personnage­s comme les instrument­s d’une petite formation, prend appui sur un schéma grossier comme sur une grille harmonique et meuble avec des parties totalement improvisée­s.” Pour meubler, comme il dit, Terayama, admirateur de Burroughs, pratique le cut-up dans tout ce qui lui tombe sous les yeux : messages publicitai­res, dialogues de films, refrains de chansons, propos de bistrots, philosophi­e de bouges. “Si une nuit, je recevais chez moi, écrit Tarayama, il y aurait

Karl Marx et Jayne Mansfield.”

Le jazz et la boxe. Très important, la boxe : “La boxe est une pièce de théâtre jouée silencieus­ement par deux hommes... C’est En attendant Godot – sans paroles... De plus, c’est très érotique.”

Dans ce désert urbain faussement chaotique poussent fatalement les fleurs du mal :

“Au cache-cache de la vie, je suis resté celui qui cherche, qui n’en finit pas de chercher dans le village en fête.” Ou bien : “La pluie sur les acacias me donne envie de mourir.” Le tout augmenté d’une extralucid­ité politique. La vraie obscénité pointée par Terayama n’est pas celle de ses personnage­s mais celle d’un capitalism­e qui était en train de bousiller son pays avant de ravager notre monde.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France