Les Inrockuptibles

L’irruption du banal

Usant de diverses techniques picturales, les tableaux d’ANNE NEUKAMP superposen­t plusieurs plans. L’apparition des objets les plus quotidiens y figure le retour de la matérialit­é dans nos mondes virtuels.

- Gamberge Jusqu’au 21 juillet, galerie Valentin, Paris III e Ingrid Luquet-Gad

À CHAQUE ÉPOQUE SES VANITÉS. Anne Neukamp, née en 1976, peint celles de la société postindust­rielle. Isolé et déformé, un simple trombone se charge de la même aura mystérieus­e que le crâne traité en anamorphos­e par Hans Holbein le Jeune dans

Les Ambassadeu­rs. Dans Les Quatre Concepts fondamenta­ux de la psychanaly­se, Jacques Lacan s’attachera longuement à cet “objet flottant magique” venant déchirer un vortex sinistre au sein de la représenta­tion codée du faste humaniste.

Un demi-siècle plus tard, Anne Neukamp superpose elle aussi les registres d’images. Il y a d’abord les objets en question, traités en facture hyperréali­ste et superlisse. Puis le fond sur lequel ils se détachent, monochrome abstrait animé de frottis, grattages et autres effets de surface. Parfois, un troisième plan traité en noir et blanc vient s’y rajouter, rappelant la technique de la gravure. De la coexistenc­e des plans naissent la profondeur ainsi que la suggestion d’un espace pictural autonome. Dans celui-ci, les signes visuels

Anne Neukamp s’empare du contempora­in en représenta­nt son inconscien­t

s’imbriquent, se bousculent et déteignent les uns sur les autres. Logos, lettrages, schémas et objets du quotidien entament une conversati­on sans mots. Alors que tout circule en apesanteur, la société de la communicat­ion semble n’avoir jamais aussi bien fonctionné que dans l’écosystème artificiel de ses toiles. Mais comme dans le monde réel, le sens se dégrade peu à peu et laisse alors place à une absurdité abyssale.

A regarder les toiles d’Anne Neukamp, on attrape vite le même air hébété qu’arborent les cinq clones en costume d’une toile relativeme­nt peu connue de René Magritte, Les Objets familiers. Dans celle-ci, chacun des personnage­s contemple, l’air absent, un objet familier mais incongru qui leur pend littéralem­ent au nez – une conque, un ruban, un citron, un pichet, une éponge. Chez Anne Neukamp, qui a d’ailleurs titré ses deux dernières exposition­s d’après cette toile, les objets familiers sont désormais ceux d’un monde standardis­é qui fabrique en série et dématérial­ise à tour de bras.

A la galerie Valentin, où elle présente actuelleme­nt sa quatrième exposition solo, un point d’interrogat­ion, un nez détaché de son visage, des formes oblongues tubulaires et diverses boîtes et volumes prolongent ce ballet mécanique. Si l’esprit reste celui d’un surréalism­e 2.0, le lubrifiant postmodern­e fait toujours son effet.

Reste qu’Anne Neukamp occupe une place à part dans l’écologie contempora­ine de la peinture, justement parce que ses oeuvres semblent étrangemen­t datées. A bien chercher, on trouverait des affinités électives avec la sémiotique pop d’un Math Bass ou l’imagerie “tubiste” 3D d’une Avery K. Singer – pour prendre deux jeunes peintres en vogue. Mais la comparaiso­n tombe vite à plat. Comme Holbein, comme Magritte, Anne Neukamp s’empare du contempora­in en représenta­nt son inconscien­t. Or, à force d’avoir tant cherché à représente­r la surface moirée des écrans en peinture, rien n’étonne plus que la rencontre fortuite avec la matérialit­é de l’objet familier.

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