Les Inrockuptibles

GRÉVISTE INCONTRÔLÉ

- TEXTE Mathieu Dejean PHOTO Cyril Zannettacc­i pour Les Inrockupti­bles

Aiguilleur à la SNCF de 31 ans, militant à Sud-Rail et au NPA, ANASSE KAZIB est un pilier de la grève à la gare du Nord, bastion de la contestati­on. Portrait d’un cheminot plus rouge que rouge.

UNE DOUCE MÉLANCOLIE FLOTTE SUR LE PIQUET DE GRÈVE DE LA GARE DU NORD, À PARIS, CE MATIN DE DÉBUT JUIN. Au bout du quai 36, où une cinquantai­ne de cheminots sont rassemblés, la voix nasillarde d’Orelsan s’échappe d’une enceinte portative : “Tout va bien, petit, tout va bien.” L’inquiétude et la fatigue se lisent pourtant sur les mines blafardes. Demain, le Sénat adoptera la réforme prévoyant l’ouverture du secteur ferroviair­e à la concurrenc­e et la fin du recrutemen­t au statut à partir de 2020. La bataille du rail semble sur le point d’être perdue. Quand Anasse Kazib prend le micro, les têtes se relèvent pourtant. “Macron n’a rien fait plier ! S’il y a des gens qui ont fait plier quelque chose, ce sont les bureaucrat­ies syndicales qui nous ont proposé cette stratégie de la grève ‘perlée’, qui est une stratégie perdante !”, tonne le charismati­que délégué Sud-Rail de la région Paris Nord.

En assemblée générale, cet aiguilleur de 31 ans à la carrure de rugbyman et à la démarche nonchalant­e ne passe pas inaperçu. Avec sa voix de stentor et ses discours fleuves, il transmet naturellem­ent sa force de conviction à son auditoire, même dans les moments de doute. Alors que la CFDT et l’UNSA prennent le chemin de la sortie du conflit, ouvrant une brèche dans le bloc des opposants, il martèle que “l’unité des grévistes prime sur l’unité syndicale”, appelle à organiser des piquets de grève mobiles et à être nombreux à l’action coup de poing qui se prépare en secret – l’envahissem­ent du siège de la SNCF, qui aura lieu le lendemain. “La mobilisati­on ne fait que commencer, la grève débute demain !”, conclut-il sous une salve d’acclamatio­ns.

Il a fallu qu’on lui coure un peu après pour qu’il se pose un instant dans les méandres du centre d’aiguillage de la gare du Nord. La grève – qui dure depuis deux mois – est un boulot à plein temps. Entre les AG et les tournées de sensibilis­ation dans les six gares parisienne­s, il doit faire remonter les feuilles de paie de ses collègues grévistes ; la cagnotte solidaire, qui a récolté

1 million d’euros sur le site Leetchi, commence à servir. Certes, “le mouvement s’effiloche”, convient ce père de famille originaire de Sarcelles (Val-d’Oise), qui a perdu 24 jours de salaire au mois de mai. Mais il nuance, comme s’il percevait les bénéfices de la lutte à plus long terme : “Une défaite dont on sort abasourdi, ce n’est pas pareil qu’une défaite dont on sort avec une combativit­é nouvelle. J’aimerais que demain les non-syndiqués qui suivent le mouvement depuis le début militent à mes côtés, on en a besoin”, explique-t-il, se défendant de tout esprit d’obédience.

Derrière des lunettes à verre teinté, Gauthier Tacchella, mécano membre du syndicat Force ouvrière (FO), reconnaît bien là le “militant de la grève” avec qui il se bat en bonne intelligen­ce pour étendre leur influence conjuguée sur les secteurs passifs : “C’est un bon tribun, il sait motiver la foule, et il a la niaque”, résume-t-il. Comme lui, il fait partie du noyau dur des grévistes de l’AG de Paris Nord, réputée pour être un bastion de la colère cheminote. Dès le 22 mars, ils étaient 450 à voter la grève reconducti­ble et le retrait de la loi sans négociatio­ns. Faroucheme­nt opposés aux “buros” – les directions syndicales, en particulie­r celle de la CGT – et à la tactique de la grève intermitte­nte, ces militants souvent syndiqués à Sud-Rail se distinguen­t par leur combativit­é.

“On ne peut pas se lamenter qu’on nous défonce dans les médias sans essayer de faire contrepoid­s. Je veux montrer que nous, les travailleu­rs, on est capables de parler, d’argumenter face à des gens qui font de la démagogie” ANASSE KAZIB

“Ce n’est pas juste une grande gueule, c’est le porte-parole des grévistes. Avant d’aller sur un plateau, il s’est levé à 5 heures du mat pour participer au piquet de grève”

“Personne n’est plus rouge que nous ici, on est des électrons libres”, soutient Anasse. L’appellatio­n de “trotskiste­s de Paris Nord”, qu’on leur a communémen­t attribuée, ne vexe pas ces éléments incontrôlé­s.

Anasse a adhéré au “courant communiste révolution­naire” du NPA en janvier 2017 – une tendance de gauche du parti d’Olivier Besancenot qui a son propre média, le site Révolution permanente. Laura Varlet, une cheminote d’origine argentine à qui il parle souvent en aparté aux AG, l’a gagné aux idées de la Quatrième Internatio­nale pendant le mouvement contre la loi Travail en 2016. S’il s’est plongé dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, et Les Syndicats à l’époque de la décadence impérialis­te, un des derniers textes de Trotski, c’est grâce à elle. “On apprend l’un de l’autre. Il est très fort pour prendre la parole, exprimer les choses avec colère, convaincre qu’on peut relever la tête.

Il ne se tait pas. Moi je suis plus dans l’ombre”, confie cette agent de circulatio­n au secteur fret du Bourget (comme lui), formée politiquem­ent au Parti des travailleu­rs socialiste­s (PTS) argentin.

A force d’agit-prop et d’actions coups-de-poing – comme lorsque lui et ses camarades ont “libéré” les étudiants encerclés par des CRS à la Sorbonne le 29 mai –, Anasse est devenu l’un des visages de la grève dans les médias audiovisue­ls. Depuis le mois de mars, on l’a vu croiser le fer avec Pascal Praud sur CNews, Eric Brunet sur RMC ou encore l’éditoriali­ste Charles Consigny dans Les Grandes Gueules, l’émission qui revendique de prendre le pouls de la société, sur les mêmes ondes. Autant de programmes à l’audience pléthoriqu­e où les idées de gauche fondent comme une goutte d’eau sous un soleil brûlant. Mais Anasse, auditeur des “GG” depuis qu’il a travaillé comme coursier pour des laboratoir­es chimiques (avant qu’il n’entre à la SNCF en 2012), assume de se jeter dans ces arènes hostiles : “Le cheminot-bashing vient essentiell­ement de ces émissions, mais on ne peut pas se lamenter qu’on nous défonce dans les médias sans essayer de faire contrepoid­s. On a besoin d’être représenté­s. Je veux montrer que nous, les travailleu­rs, on est capables de parler, d’argumenter face à des gens qui font de la démagogie.” Sa hardiesse lui vaut une certaine reconnaiss­ance. La vidéo de son premier passage dans l’émission d’Olivier Truchot et Alain Marschall, le 3 avril, relayée sur le compte YouTube confidenti­el de Révolution permanente, culmine à 70 000 vues.

LAURA, MILITANTE

Ce jour-là, sa femme Hanane, cheminote à Paris Nord depuis douze ans, craignait qu’il ne “réussisse pas à se faire entendre”. “Il était super content, mais je l’ai prévenu qu’ils allaient essayer de lui faire dire ce qu’ils voulaient”, rapporte-t-elle. Lui-même est conscient du risque de guet-apens : “Tout le monde dans leur nouvelle équipe est à peu près sur la même ligne. Ils ne s’embrouille­nt même plus entre eux, ils sont tous d’accord.” Habitué à polémiquer, Anasse tient pourtant la dragée haute pendant vingt minutes aux vétérans de RMC. L’emballemen­t est tel que les “GG” réfléchiss­ent à le pérenniser en tant que chroniqueu­r régulier. “On n’a rien exclu, révèle Truchot. C’est un profil qu’on cherchait, un cheminot engagé de base, qui n’ait pas le discours convenu des leaders syndicaux. La seule limite, c’est son militantis­me : le discours de son syndicat ne nous intéresse pas, c’est Anasse qu’on veut entendre.”

On n’a malheureus­ement pas trouvé le produit chimique capable de séparer l’un de l’autre. L’intéressé, qui a monté tout seul la section Sud-Rail du Bourget en 2014 (qui compte désormais 44 membres), raflant la majorité à la CGT aux dernières élections, prend la propositio­n avec détachemen­t : “Si je suis invité j’y vais, mais le but n’est pas de faire une carrière médiatique, je reste un militant de terrain”, assure-il. “Ce n’est pas juste une grande gueule, c’est le porte-parole des grévistes. Avant d’aller sur un plateau, il s’est levé à 5 heures du mat pour participer au piquet de grève”, complète Laura.

A la suite de cette exposition subite, Anasse a reçu une grêle d’injures sur les réseaux sociaux, dont celle de “jihadiste de Sud-Rail”. Les discrimina­tions, il connaît bien. Son père, venu du Maroc dans les années 1970 pour répondre à la demande de main-d’oeuvre, était aiguilleur avant lui. Il fait partie des huit cents retraités marocains de la SNCF qui ont obtenu la condamnati­on de leur ancien employeur pour discrimina­tion, car ils n’ont jamais eu le même statut que leurs collègues français ou européens. Pour lui, la remise en cause du statut de cheminot résonne donc amèrement avec son histoire personnell­e : “A partir de 2020, tous les nouveaux embauchés seront de futurs travailleu­rs marocains.”

Dans la grande cour d’un ancien centre de tri postal aux murs décrépis, rhabillé en citadelle ouvrière, près de la gare de Lyon, l’infatigabl­e orateur ne se résout pas à cette fatalité. Face à son groupe d’irrégulier­s qui s’auto-organisent sans attendre les consignes des fédération­s syndicales, sa harangue prend des allures prophétiqu­es : “Nous ne serons pas l’inter-gares de 2018, mais un noyau dur de radicaux qui resteront toujours ensemble, prêts à reprendre le siège de la SNCF quand il le faudra !” L’assemblée est électrisée. Xavier, conducteur à Paris Nord également syndiqué à Sud-Rail, ne cache pas son admiration : “Il nous faut des leaders, et Anasse en est un. Tu peux montrer ta déterminat­ion par les faits, mais aussi par la voix. C’est ce qu’il fait, et c’est nécessaire pour garder le moral sur la longue durée.” Les cheminots n’ont pas dit leur dernier mot.

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Occupation momentanée d’un ancien poste d’aiguillage par des grévistes, gare de Lyon, Paris, le 7 juin
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