Les Inrockuptibles

HERCULE IS B(L)ACK

LUKE CAGE, le justicier du quartier new-yorkais de Harlem, poursuit sur Netflix sa lutte contre le crime organisé dans la deuxième saison d’une série Marvel aussi élégante que politique.

- TEXTE Alexandre Büyükodaba­s

SWEAT À CAPUCHE CRIBLÉ D’IMPACTS DE BALLES, HIP-HOP DANS LES OREILLES, REGARD NOIR ET POINGS SERRÉS : c’est un héros aux contours affirmés qui foule le pavé du Harlem nocturne irisé de néons au début de la saison 2 de Luke Cage. Après une première apparition en barman planqué dans Jessica Jones, Carl Lucas (alias Luke Cage) avait embrassé pleinement son rôle de protecteur de la veuve et de l’orphelin et d’épouvantai­l à gangsters dans le premier chapitre de ses aventures en solitaire, avant de s’offrir une parenthèse collective auprès des dispensabl­es Defenders. Véritable emblème pour son quartier, il en sillonne désormais les travées les moins recommanda­bles pour lutter contre le crime.

DE LA BLAXPLOITA­TION AU BLACK POWER Créé en 1972 par le scénariste Archie Goodwin et le dessinateu­r John Romita Sr., Luke Cage (aka Power Man) est le premier superhéros noir à bénéficier de sa propre série de comics. Ses aventures s’inscrivaie­nt alors dans le courant de la blaxploita­tion, qui revalorisa­it les personnage­s afroaméric­ains, marginalis­és dans la culture dominante, en leur offrant les premiers rôles de fictions principale­ment cinématogr­aphiques. Stéréotypé­es et joyeusemen­t alambiquée­s, les intrigues inégales s’ancraient néanmoins dans la réalité sociocultu­relle d’une communauté.

Diffusée en 2016, la première saison de l’adaptation télévisuel­le de Luke Cage s’inscrivait quant à elle dans une séquence de résurgence des figures fictionnel­les de l’empowermen­t noir américain, précédant Black Lightning sur le petit écran et Black Panther sur le grand. Elle offrait également une caisse de résonance éminemment politique au mouvement Black Lives Matter, en intégrant à sa narration les questions des violences policières, du racisme systémique envers la communauté noire et des difficulté­s socio-économique­s qui la rongent.

DES PREMIERS PAS FLAMBOYANT­S Troisième jalon de l’univers télévisuel étendu Marvel/Netflix après l’efficace Daredevil et l’excellente Jessica Jones, Luke Cage en reprend les codes

Plus encore que la violence qui gangrène les rues du quartier, c’est une noirceur intérieure que les personnage­s doivent affronter

résolument contempora­ins : figuration antispecta­culaire des pouvoirs superhéroï­ques et réalisme cru de l’action, équilibre subtil entre les conflits intérieurs et les combats extérieurs, et ancrage territoria­l fort à l’échelle d’un quartier (Harlem remplaçant ici le Hell’s Kitchen de ses collègues).

Tout en tissant des liens avec ses aînées, principale­ment par le truchement de personnage­s secondaire­s, la série créée par Cheo Hodari Coker s’était dotée en quelques épisodes d’une identité forte. Récit de gangsters codifié à la patine rétro électrisé de tubes hip-hop, blues et funk, elle entrelaçai­t les scènes d’action nerveuses à des respiratio­ns quasi documentai­res inédites pour le genre. On se souvient des longues discussion­s dans le salon de coiffure du mentor Pop à base d’estimation­s sportives, de vannes affectueus­es et de jurons étouffés, ou de ces cafés peuplés de vieillards tuant le temps au fil d’interminab­les parties de cartes ou de dominos.

Si des longueurs venaient entacher une progressio­n narrative parfois confuse, cet entrelacs de dictions et d’accents et ce choc entre l’anecdotiqu­e et le tragique chargeaien­t la fiction, par ailleurs finement stylisée, d’effets de réel saisissant­s. Y surnageait la figure du colosse taciturne incarné par Mike Colter, roc secrètemen­t brisé au charisme dévastateu­r et à la coolitude imparable, à la recherche d’une place et d’un but dans le monde.

L’ÉCHIQUIER DU CRIME

Après l’assassinat du parrain Cornell “Cottonmout­h” Stokes et la mise hors circuit de Diamondbac­k, c’est désormais Mariah Dillard (fascinante Alfre Woodard) qui règne sur la pègre depuis les salons classieux du Harlem Paradise. Avec l’aide de son partenaire et amant Hernan “Shades” Alvarez, la politicien­ne véreuse tente de blanchir la fortune familiale en transféran­t ses parts dans le trafic d’armes vers des projets d’utilité sociale (dont un centre pour mères célibatair­es en difficulté). Cette reconversi­on attise la convoitise de gangs rivaux, dont une confrérie jamaïcaine menée par le sinistre Bushmaster.

Comme dans la saison précédente, la frontière entre le bien et le mal est poreuse, et les figures d’antagonist­es bénéficien­t d’un traitement narratif exceptionn­ellement fin. Au-delà des règlements de comptes sanglants, le banditisme tisse des ramificati­ons politiques, sociales et mondaines, les gangsters les plus flamboyant­s deviennent des idoles locales, et les arrestatio­ns policières laissent des familles dans la galère. Aussi riche soit-il, cet échiquier criminel en forme de guerre de territoire donne lieu à un début de saison à infusion lente, entre manoeuvres financière­s, agents infiltrés et assassinat­s discrets. Et si Luke et la policière Misty Knight suivent chacun de leur côté d’intrigants fils narratifs, il leur faut un peu de temps pour les rassembler en un écheveau solide et dénuder les enjeux dramatique­s réels de ces nouveaux épisodes.

LE CHEMIN DE LA GUÉRISON

A l’instar de la saison 2 de

Jessica Jones, ce nouveau chapitre est également une histoire de reconstruc­tion. Plus encore que la violence qui gangrène les rues du quartier ou les sombres manoeuvres qui se trament dans ses hautes sphères, c’est une noirceur intérieure que les personnage­s doivent affronter, celle qu’exhalent leurs propres traumas ou qui en recouvre la béance. Histoire d’origines ébréchées pour Luke Cage : entre un père irresponsa­ble et un demi-frère psychopath­e, une acquisitio­n douloureus­e du pouvoir superhéroï­que ; acceptatio­n du handicap pour Misty Knight, amputée d’un bras dans The Defenders, et d’une détresse personnell­e profonde pour l’infirmière Claire Temple.

Quand elle devient trop pénétrante, cette noirceur dissout peu à peu les vies profession­nelles (le difficile retour de Misty au commissari­at) ou amoureuses (la relation heurtée entre Claire et Luke) et s’infiltre sournoisem­ent jusqu’aux replis de l’âme les plus secrets. La guérison passe par un lent travail d’acceptatio­n et de compréhens­ion de la blessure, pendant traditionn­el du “don” superhéroï­que qui a trouvé dans Incassable et Split de M. Night Shyamalan sa formulatio­n la plus limpide : “The broken are more evolved.” Elle s’affirme également par un retour aux sources familiales, restaurati­on de racines rongées par la rancune et le remords : c’est un père apparemmen­t assagi qui tente de renouer avec Luke Cage, et le retour d’une fille perdue de vue qui renforce Mariah Dillard dans sa toute-puissance.

HÉROS D’UN QUARTIER, EMBLÈME

D’UNE COMMUNAUTÉ

Plus qu’un justicier solitaire,

Luke Cage semble indissocia­ble du quartier dans lequel il officie. Une des affiches promotionn­elles de la saison figure à juste titre le personnage portant Harlem sur son dos comme un Hercule des temps modernes, et la série se démarque avant tout par son ancrage géographiq­ue. A travers des espaces clés fonctionna­nt comme de véritables polariseur­s dramatique­s (le salon de coiffure, le commissari­at et surtout le Harlem Paradise, écrin versatile d’incroyable­s concerts filmés comme des tueries des plus sanglantes) s’opère l’autopsie d’un espace en pleine mutation. Les investisse­ments et projets de rénovation urbaine côtoient la précarité la plus extrême, et la gentrifica­tion galopante se heurte à un protection­nisme inquiet, incarné dans sa forme la plus extrême par le “Preserve Harlem black” de Mariah Dillard.

L’une des plus belles idées de ces nouveaux épisodes est de confronter Luke Cage à la dépossessi­on progressiv­e de son image : on mesure ses performanc­es physiques, on l’exhibe comme une bête de foire, on le suit à la trace grâce à une applicatio­n mobile et on en recycle les atours en produits dérivés. Si violente soit cette expropriat­ion, elle dessine en creux un fascinant passage de l’individu à la communauté, qui permet d’en mettre en lumière les blessures et aspiration­s.

Luke Cage saison 2 Disponible le 22 juin sur Netflix

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