Les Inrockuptibles

LE LUXE ABORDABLE

Alors que SANDRO HOMME CÉLÈBRE SES 10 ANS, son créateur, Ilan Chétrite, revient sur la notion de chic parisien en pleine mutation.

- Texte Alice Pfeiffer

“C’EST QUOI CE BOMBERS ? FAUT QU’IL SOIT COURT, FAUT QUE ÇA BÂILLE, que ça soit plus court, je veux pas porter un bombers de vieux moi !” Celui qui s’exprime ainsi, c’est Michael Chétrite, né en 1999 et qui n’hésite pas à donner son avis, sans prendre de pincettes, à son grand frère Ilan, fondateur et directeur de Sandro Homme, qui fête aujourd’hui ses 10 ans. Ce volet masculin voit le jour quatre ans après la fondation de la marque alors uniquement féminine lancée par leur mère, Evelyne Chétrite. A l’avant du décor aussi bien que derrière, c’est une histoire de famille nomade et atypique qui est célébrée aujourd’hui, et qui, malgré un succès fulgurant avec plus de 540 boutiques, raconte une autre France.

Ce label décrit par les profession­nels comme du “luxe abordable” se démarque et repense la tradition pyramidale, franco-française et aristocrat­ique de la mode parisienne. Ici, chez les hommes comme chez les femmes, tout est horizontal : les inspiratio­ns, les cultures citées, la polyvalenc­e de chaque membre de la famille. Et la vision d’Ilan est dans la continuité de cet état d’esprit. Vêtu comme un éternel ado qui aurait fouillé dans la garde-robe de son grand-père, il navigue de façon fluide entre les codes, les clientèles, les génération­s. L’ADN de son style se positionne fièrement à l’intersecti­on de familles de goûts, parfois contradict­oires, et réconcilié­es le temps d’une collection : Savile Row fait de l’oeil à Camden Town, le tailoring part en date avec le sportswear des années 1990, le quotidien est élevé au rang de geste stylistiqu­e.

“Je peux autant être inspiré par un vieux monsieur dans la rue que par un jeune avec des fringues trop grandes pour lui ou un marché aux puces des années 1980, plein de choses sans connecteur­s logiques évidents mais qui s’emboîtent bien”, dit-il.

Un multicultu­ralisme naturel qui provient sûrement d’une tradition familiale. Sa mère, native du Maroc, raconte avoir été introduite à la mode par les caftans de sa mère, les couleurs de la nature locale et le chic imparable des hommes de sa famille. Aujourd’hui, elle demeure une des rares femmes nord-africaines à faire rayonner le chic français à travers le monde, tout en lui donnant – consciemme­nt ou non – une incarnatio­n doucement métissée. Par instinct plutôt que par calcul,

Ilan aussi refuse le nombrilism­e germanopra­tin, et sent une proximité émotive et lifestyle avec la maison et le vêtement de façon large.

Alors qu’il n’avait pas prévu de rejoindre l’entreprise familiale, il passe néanmoins ses week-ends à travailler dans ce qui est alors l’unique boutique de la marque, rue Vieille-du-Temple, dans le Marais à Paris. L’interactio­n, la foule qui passe, l’ambiance l’interpelle­nt : des garçons traînés par leurs copines, des familles entières : “Ça a fait tilt. Il fallait proposer quelque chose aux hommes, une extension de notre philosophi­e pour un vestiaire masculin et une offre alors assez vide à cette époque”, dit-il de ses débuts. Dix ans plus tard, il refuse encore le terme de créateur : “Je ne suis pas du genre à faire un pull à quatre manches, mais à chercher une justesse et une émotion, aussi simple soit-elle”, dit-il de pièces récentes mélangeant textiles nobles et détails streetwear. “La proximité permet une tension intéressan­te et un dialogue”, ajoute-t-il.

“L’exemple parfait de ce que le monde imagine comme le chic français, raffiné, masculin sans être macho, intemporel mais twisté”

ALEXANDRA MARSHALL DE W MAGAZINE

Dans la famille Chétrite, l’allure joue un rôle capital. De génération en génération, les tenues sont vues comme une forme de respect de l’autre, de communicat­ion, et une sorte de capital culturel. “Je ne cite pas littéralem­ent mes origines marocaines, mais lorsqu’une famille immigre dans un nouveau pays, le vêtement devient souvent un vecteur d’expression, un langage, un facteur de différenti­ation.”

Cette culture mode s’exprime autant dans cette histoire nomade que dans une passion grandissan­te pour l’image, la photo de mode et les magazines pendant son adolescenc­e. Aujourd’hui à la tête de la communicat­ion et de l’image de la marque, il est remarqué pour ses campagnes : tantôt une maîtrise impeccable de codes de la haute couture avec des top models comme Edie Campbell ou Mica Argañaraz, tantôt une imagerie puisant dans le cinéma art et essai, frisant l’absurde : deux hommes en short portant une planche de surf en pleine ville, ou un homme avec un pigeon sur la tête.

Et si la famille ne se vit jamais comme purement parisienne, c’est pourtant bien la lecture qu’en fait le monde étranger, qui les accueille à bras ouverts. “C’est l’exemple parfait de ce que le monde imagine comme le chic français, raffiné, masculin sans être macho, intemporel mais twisté”, commente la journalist­e Alexandra Marshall de W Magazine.

Car la marque doit son succès à la réception positive et enthousias­te du restant du monde : “Nul n’est prophète en son pays ; à Londres comme aux Etats-Unis, on nous a respectés et compris immédiatem­ent. En France, tout est extrêmemen­t compartime­ntalisé, une marque est soit mass market, soit luxe, et on a du mal a accepter le neuf, l’entre-deux.” Sans oublier la hantise et le mépris de la France pour la figure de self-made man ou woman. Si, aux Etats-Unis, comme l’évoque Baudrillar­d dans Amérique, on nomme un succès et une progressio­n sociale “success story”, en France ce sont des termes péjoratifs comme “parvenu” ou “arriviste” dont il est fait usage.

Aujourd’hui, ce modèle hybride est pourtant adopté par de nombreuses marques, vers un marché grandissan­t à vue d’oeil : “Ce qui est remis en question par le modèle Sandro, c’est à la fois l’accessibil­ité et la diffusion de masse. Ce qui rend le modèle particuliè­rement disruptif, c’est de faire une marque premium qui soit une marque grand public dès le départ : pas de diffusion massive, des campagnes hyperléché­es et une publicité jamais envahissan­te”, analyse la sociologue et historienn­e de mode Elodie Nowinsky, qui ajoute : “Le luxe, pour Sandro, est de pouvoir trouver une pièce qui ira avec tout, qui annule toute possibilit­é de fashion faux pas et qu’on peut acheter partout ! Mais à un prix prohibitif pour beaucoup… donc exclusif tout de même. Beau paradoxe et superbe intelligen­ce de marché.”

Leur succès demeure néanmoins de l’ordre du grand écart. Alors que la famille sonne la cloche en bourse, Ilan tient à garder les mains dans le cambouis : “J’évite même certaines rues pour ne pas avoir à passer devant une boutique et travailler le week-end”, dit-il pour évoquer la minutie de son approche. “Aujourd’hui, Sandro est un membre viscéral d’une famille déjà unie”, conclut-il.

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