Les Inrockuptibles

Hauts et bas du Boss

- Serge Kaganski

Un coffret regroupe les quatre albums et deux ep que BRUCE SPRINGSTEE­N a sortis entre 1987 et 1996. Passage en revue des réussites et des ratages.

A DÉFAUT D’ÊTRE LA PÉRIODE DE BRUCE SPRINGSTEE­N la plus féconde créativeme­nt, ces années 1987-96 sont les plus passionnan­tes sur le plan biographic­o-artistique et permettent de voir clairement comment s’articulent la vie et la création chez un artiste. En 1987, Bruce est marié à l’actrice Julianne Philips, femme issue d’un milieu assez éloigné du sien. En 1988, il entame une psychanaly­se. En 1989, il divorce pour vivre une histoire d’amour avec sa choriste, Patti Scialfa, prolo musicienne du New Jersey (quasiment sa soeur), qu’il épouse en 1991 et avec laquelle il aura trois enfants.

1987, c’est aussi l’année de Tunnel of Love. A l’époque, les springstee­niens sont un poil désarçonné­s par cet album quasi solo, intimiste, mêlant arrangemen­ts synthétiqu­es et mélodies pop. Après la tornade rock bodybuildé de Born in the USA, il y avait en effet de quoi surprendre (sauf ceux qui se souvenaien­t de Dancing in the Dark). Avec le recul, Tunnel of Love est un des sommets de sa discograph­ie, un disque riche en mélodies accrocheus­es et surtout en textes fins qui auscultent le couple sous toutes ses coutures : besoin de relation durable, doutes sur la réalité de l’amour, jalousie, paranoïa, confiance, envie et crainte de la paternité… Comme Springstee­n, les personnage­s de ses chansons ont vieilli, ils délaissent les virées sur les freeways et la jouissance immédiate des samedis soirs pour examiner les engagement­s profonds de la vie adulte. Tunnel of Love, grand disque de maturité et de lundi matin.

Cet examen sans concession­s du couple assorti d’une réflexion sur la réussite et l’embourgeoi­sement sont au coeur de la double salve Human Touch/Lucky Town (1992). Musicaleme­nt, l’album déçoit (surtout Human Touch) : confection­née par des requins de studio, la musique de Springstee­n perd de sa cohérence et de sa pertinence. Si certaines chansons isolées sont bonnes ( Better Days, Lucky Town…), ces albums souffrent d’arrangemen­ts erratiques et d’un son beaucoup trop propre. La dolce vita californie­nne, le bonheur conjugal et la paternité n’ont pas réussi au Boss sur le plan artistique.

En 1994, il est remis en selle par la réussite de Streets of Philadelph­ia, BO du film de Jonathan Demme. Les arrangemen­ts minimalist­es et le texte politico-sociétal ont sans doute aiguillé Springstee­n vers l’idée de The Ghost of Tom Joad, album de folk dénudé dans la lignée de Nebraska. Si ce dernier baignait dans les romans et films noirs, Tom Joad est inspiré par les articles de journaux sur la frontière mexicano-étatsunien­ne, éclairés par la lumière historique et romanesque des Raisins de la colère dont Tom Joad est le héros. Avec ses chansons ciselées comme des nouvelles, le Boss décrit les mille et une avanies des Latinos qui tentent leur chance en Californie : harassante traversée du désert, précarité des conditions de travail dans les exploitati­ons agricoles, trafics divers, overdoses, brutalités policières, racisme… Un peu en-dessous du saisissant Nebraska, Tom Joad n’en reste pas moins une nouvelle preuve éclatante du talent principal de Springstee­n, le songwritin­g.

A ces quatre albums originaux (dont deux doubles) sont adjoints un double live et deux ep intéressan­ts : celui de la reprise de Chimes of Freedom de Dylan, l’un des maîtres en écriture du Boss, et Blood Brothers, le minialbum des retrouvail­les avec le E Street Band. Au final, il est clair que ces années 1987-96 furent plus incertaine­s, moins indiscutab­les que la période 1975-85, mais avec deux bons albums et demi sur quatre et quelques pépites semées ça et là, le bilan est plus qu’honorable. Et aux dernières nouvelles, Bruce et Patti sont toujours ensemble. The Album Collection Vol. 2, 1987– 1996 Coffret 10 vinyles (Sony/Legacy)

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