Les Inrockuptibles

VERY PICTURESQU­E PERHAPS…

Pour la première fois depuis 2015, Simon Liberati ne publie rien en cette rentrée. Hors promo, il consacre son temps à la rédaction d’un nouvel ouvrage et a lu un portrait de l’actrice Maria Schneider et un livre, posthume, de Philippe Rahmy.

- Texte Simon Liberati

PREMIÈRE RENTRÉE SANS LIVRE À PARAÎTRE DEPUIS LONGTEMPS. La sensation douce et inquiétant­e que j’ai eue quand j’ai arrêté le métier de rédacteur à Cosmopolit­an en 2002. Je n’aurai travaillé (je veux dire, je ne serai allé au bureau) que huit ans dans ma vie et en voilà quinze que j’écris. Neuf livres et bientôt 60 ans. “Une vie, c’est compliqué”, me disait FrançoisMa­rie Banier au moment où je voulais raconter la sienne. La mienne est simple, je suis devenu écrivain profession­nel sur le tard (au lieu de mourir, comme je l’ai cru, après mon premier livre) et après je me suis arrangé pour écrire.

Donc pas de rentrée, pas de raison de taper mon nom ou celui d’Eva sur Google ou de surveiller les mails. En ce moment, maintenant que j’ai fini le prochain – Occident (près de 500 pages de roman, plaisir d’artisan masochiste à relire, à retravaill­er, à arranger “Poppée”, un des deux personnage­s féminins principaux qu’il a fallu reprendre dix mille fois depuis que je lui ai donné la nationalit­é israélienn­e, une gageure) –, je travaille sur un roman historique, une trilogie. Je lis des biographie­s comme aujourd’hui celle de Nathalie Delon ( Pleure pas, c’est pas grave, paru en 2006), je lis aussi mes livres habituels

( Le Journal inutile, les Mémorables, la correspond­ance Chardonne-Morand), une vie d’homme de lettres. Eva me traite de “cloporte”, elle voudrait que je lui offre une bague, des voyages et que je lui fasse une nouvelle sur la mort de Néron (à cause du nom de Poppée qui lui a donné l’idée).

Je lis aussi deux livres de la rentrée. Les deux seuls qu’on m’a envoyés : celui de Philippe Rahmy ( Pardon pour l’Amérique, à La Table Ronde) et celui de Vanessa Schneider ( Tu t’appelais Maria Schneider, chez Grasset).

Vanessa Schneider s’adresse à sa cousine à la deuxième personne du singulier (sur le principe de La Lettre au père), un principe dont je me méfie mais bon c’est le sien. Le procédé donne de l’unité. Je découvre qu’Alain Delon était à l’enterremen­t de Maria Schneider à l’église Saint-Roch et qu’il y a lu du Brigitte Bardot… Tout ces gens entrent dans mes préoccupat­ions. A mon âge, Bardot était en retraite depuis longtemps. En ce moment, je m’intéresse à une fête costumée organisée à La Madrague avec des Italiens en 1968 et à l’affaire Markovic en 1969, à un groupe de Yougoslave­s qui traînaient aux Champs-Elysées. En particulie­r un gigolo homosexuel qui vivait avec un antiquaire d’après un rapport de police. Pas de ça dans le livre de Vanessa Schneider. Il n’est question que du 71, avenue Paul Doumer, “la Paul Doumer” comme l’appelait BB chez qui la cousine de Vanessa Schneider a vécu. Tiens, page 105 elle évoque Thierry Séchan. Je l’ai connu lui quand j’étais au Parti communiste. Nous avons organisé les premières réunions du Collectif des travailleu­rs des médias chez lui. Je me rappelle que notre camarade Brutus (profession paparazzi et garde du corps) s’était moqué de lui en regardant ses photos d’enfance – “T’étais mignon quand t’étais petit, regarde-toi maintenant. Tandis que moi, j’étais gros !” Un autre camarade l’avait interrompu – “Couché, Brutus”. Le beau Brutus a peut-être connu les Yougos de La Belle Ferronnièr­e ou du New Store mais je crois qu’il était trop jeune. Lui, c’est plutôt les Niçois… ou Jean-Yves Le Fur.

Je n’ai jamais raconté nos aventures avec le PCF, les nouveaux Pieds Nickelés. Je ne sais pas si je le ferai. L’exergue de notre journal La Lettre écarlate devait être “Taisez-vous, Elkabbach”, mais Pierre Zarka (PCF) nous a dit que la citation était apocryphe, Marchais n’aurait jamais prononcé ces paroles. Donc Séchan (futur néo-stalinien) était le voisin des Schneider (post-maoïstes) dans une tour HLM du IIIe arrondisse­ment. Ce qui est plaisant dans le livre de Vanessa Schneider, c’est la pauvreté du matériau. Les allers-retours d’une actrice toxicomane qui fait peur au petit frère de la narratrice. Des visites inopinées. Un bon rythme de narration, celui des gens perdus qui dérangent les gens inquiets. J’en ai connu des comme ça, des toxicomane­s, des psychotiqu­es qui viennent à l’improviste comme le Christ. Toujours gênants. On se sent mal de ne pouvoir les suivre. La dernière fois que j’ai vu X, il a forcé la fenêtre de mon appartemen­t à Pigalle et j’ai été tirer deux cents euros au distribute­ur boulevard de Rochechoua­rt.

X, que j’ai retrouvé indirectem­ent dans le dernier livre de Philippe Rahmy, mort l’année dernière. Avec Philippe, nous avons été très amis pendant deux heures, un mois avant sa mort. Cela suffit pour le rester après. Surtout à cause d’un beau recueil de poèmes sanglants et mystiques, Mouvement par la fin, sous-titre : Un portrait de la douleur. Les livres maintienne­nt les gens vivants, le meilleur d’eux-mêmes en tout cas. Témoin mon amitié ininterrom­pue avec Léautaud ou Maurice Martin du Gard. Dans la vie, on se serait peut-être lassés.

A peine ai-je commencé à lire Pardon pour l’Amérique, un texte politique contre Trump, Vie des martyrs de Duhamel plongé dans la Floride des pauvres, que les mots “Dade County Jail” me sautent aux yeux, c’est là dans ce pénitencie­r des Everglades en Floride que X avait passé quatre ans de sa vie, de 19 à 23 ans. Bizarre que Rahmy soit allé sur son fauteuil à roulettes visiter cet enfer d’où un autre copain était sorti.

Rahmy est un bon écrivain. Un lyrique jamais bavard, il s’enivre de souffrance pour l’humilité qu’elle lui offre, un grand luxe aujourd’hui. Politiquem­ent, entre lui et moi c’est le gouffre et voilà que ce saint me fait douter. Ai-je raison de soutenir le white trash et Donald Trump, et de préférer le crystal meth ou le destin de Maria Schneider à toute carrière artistique, aux bonnes pensées actuelles, au socialisme poujadiste ou au catéchisme petit bourgeois ? Lui, l’exalté, il se place du côté des victimes, il joue le Christ bille en tête… Les Noirs, les prisonnier­s à vie… Il a peu de temps. Moi je lambine à jouer les désenchant­és depuis que j’ai 16 ans. Pourquoi ? A cause de Saint-Tropez, de Maurice Ronet, de Jacques Rigaut, des mauvais exemples.

Les meilleurs écrivains français sont tous de droite et morts, les bons acteurs, des gens perdus ou stupides, de droite aussi, et les bons chanteurs, des Américains noirs drogués qui vont en prison… Rahmy est suisse, c’est différent. Il y a l’irréalité des lacs, le dieu caché dont parle Sainte-Beuve ou Maurice Martin du Gard à la fin d’une rencontre à la patinoire de Caux avec Romain Rolland, pleine d’ironie à la Barrès.

Ecrivain suisse de gauche, c’est possible. A cause de la vieille république et du climat. Enfin quand même Philippe tu exagères, tu emploies le mot “fasciste” de travers, comme un plouc. Mais tu écris bien. Ici tu joues parfois faux mais avec un bel instrument. Vanessa Schneider joue parfois juste, mais bas, en sourdine. C’est une prudente. Le portrait de sa cousine est réussi, aussi parce que Maria Schneider fut une très grande star de cinéma.

– “Very picturesqu­e perhaps !” j’entends sa voix cassée, jeune et désabusée dire cette réplique dans Profession : Reporter. Elle porte un peignoir jaune et son expression unique, un signe de sa personnali­té qu’elle ne montre pas et qu’elle ne cherche pas non plus à cacher. Elle a eu raison de devenir junkie plutôt que d’essayer d’être heureuse. – “J’ai eu une belle vie” a-t-elle dit avant de mourir. L’interview où elle parle d’Antonioni comme un “vieux bourré de tics” est très bonne, mal élevée comme il faut. Certaines personnes ne deviennent pas junkies par peur de passer pour mal élevées. On ne se drogue pas trop parce qu’on ne veut pas déranger. Comme les pauvres qui parlent bas dans les restaurant­s ou les transports. Eva qui téléphone dans le TER en hurlant à tue-tête, qu’est-ce qu’elle peut me faire honte… Elle n’est pas junkie elle est folle c’est différent. Ou plutôt “C’est une artiste” comme dirait l’autre. Une artiste qui a rencontré Alain Delon récemment avenue de Breteuil… Ils ont pris un café elle est revenue avec des étoiles plein les yeux. “Il est encore pas mal ! C’est un vieux mais il est bien !!!” Elle ne l’avait pas croisé depuis quarante ans, une fête où elle portait une robe nénuphar. Au fond ceux que je préfère dans la vie ce sont les fêlés qui durent, les séducteurs insubmersi­bles, ils sont fatigants, moins discrets mais plus rigolos que les morts, toujours un peu figés en habits du dimanche.

Pardon pour l’Amérique de Philippe Rahmy (La Table Ronde) Tu t’appelais Maria Schneider de Vanessa Schneider (Grasset)

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