Les Inrockuptibles

WE ARE NOT YOUR NEGROES

Créatrice et actrice, ISSA RAE développe des personnage­s d’Afro-Américains qui tranchent avec les représenta­tions qu’en donnent habituelle­ment les séries US. Insecure en est la démonstrat­ion tout en finesse.

- TEXTE Olivier Joyard

“INSECURE” A POUR L’INSTANT TRAVERSÉ L’ATLANTIQUE AVEC DISCRÉTION. Les deux premières saisons ont suscité ici quelques rares accolades polies, à mille lieues de l’accueil américain réservé, pour le troisième été consécutif, à la série d’Issa Rae – à la fois créatrice et actrice – qui raconte les amours et le quotidien d’une jeune Afro-Américaine (Issa) à Los Angeles. La culture pop française ayant quelques soucis avec l’idée de mettre en avant une communauté en particulie­r, on entend d’ici les crissement­s de dents et les sourcils froncés/exaspérés à l’évocation d’un objet culturel a priori minoritair­e. Oui, Insecure est d’abord une série pensée du point de vue de l’expérience noire en Amérique aujourd’hui, écrite par des scénariste­s majoritair­ement noir.e.s et avec un public noir en tête. Elle ne se déroule pas dans le ghetto. Elle embrasse des récits souvent caricaturé­s par ailleurs, voire tout simplement éteints, en mettant en avant des personnage­s issus pour la plupart de la classe moyenne, des garçons et des filles d’une trentaine d’années qui avancent avec une aisance relative dans un monde où ils et elles doivent s’imposer.

Un angle de représenta­tion finement ciselé ne suffit pas à faire une bonne série, mais sur ces bases, Insecure fait plaisir à voir grâce à son ambition en termes de commentair­e social et sa recherche d’une épure tranquille­ment poétique. A la fin de la deuxième saison, Issa et son boyfriend, Lawrence, se séparaient définitive­ment. Elle l’avait trompé, ils s’aimaient encore, mais cet amour ne suffisait plus à faire d’eux un couple. L’amant en question, Daniel, traîne encore dans les parages pendant les premiers épisodes de la troisième saison – nous avons pu en visionner quatre – puisque Issa a décidé d’habiter chez lui… en dormant sur le canapé.

Va-t-elle tenir longtemps ? L’allure toujours chic, regardant la vie avec des yeux ahuris, Issa est d’abord une créature d’impulsions et de dérivation­s. Elle zigzague et avance même sans vraiment en avoir l’air. C’est ce qui fait la beauté de la série : une manière de glisser sur la vie en compagnie de son personnage, de laisser décider les rues de Los Angeles et le hasard des rencontres. Cela donne un mélange de comédie romantique classique et de laisser-aller/laisser-faire ouvert au vent. Un épisode d’Insecure est un peu comme une soirée d’été lascive dont on aimerait qu’elle se termine dans la douceur, en improvisan­t une échappée imprévue. Parfois, le résultat est banal comme la vie, à d’autres moments, un genre de magie chimique opère. Les deux se valent et se complètent. Issa Rae et le showrunner Prentice Penny jouent sur cette ligne du presque rien.

Il y a six ans, Lena Dunham clamait dans le pilote de Girls qu’elle espérait devenir “une voix d’une génération”.

La New-Yorkaise a vu juste, mais elle a désormais tout autre chose à dire après la fin des aventures d’Hannah et dans la perspectiv­e de Camping, sa nouvelle création pour HBO. Avec quelques autres, Issa Rae occupe maintenant la place de porte-voix dans le monde des séries. Son talent pour isoler des traces de l’air du temps – avec onze autres scénariste­s dans la salle d’écriture, dont trois hommes – navigue bien au-dessus de la moyenne. Insecure regorge de moments d’observatio­n génération­nelle bien sentis, que ce soit le rapport à l’argent à une époque de surconsomm­ation, ou bien la grande aventure sexuelle contempora­ine alors que Tinder et les applis de rencontre changent les règles du jeu (et du je), y compris pour celles et ceux qui ne les utilisent pas. “On a couché ensemble, mais ça ne nous rend pas intimes pour autant”, clamait l’année dernière sa meilleure copine Molly en débriefant une nuit avec un collègue. Au début de la nouvelle saison, le personnage d’Issa explore les limites de l’amitié amoureuse et c’est parfois magnifique, comme dans le troisième épisode où l’ambiguïté

des sentiments se déploie presque en temps réel, sans se presser. Dans ces moments-là, Insecure s’impose comme l’une des séries les plus pertinente­s et attachante­s d’aujourd’hui.

Il y a une décennie, Issa Rae n’osait sans doute pas encore en espérer autant. Née à Los Angeles d’un père médecin sénégalais et d’une mère prof venue de Louisiane

– ils se sont rencontrés lors de leurs études en France –, elle passe une partie de son enfance dans le Maryland, séjourne brièvement à Dakar, avant de revenir à Los Angeles dans le quartier d’Inglewood où se trouvait alors le Forum, salle de basket mythique des Los Angeles Lakers version Showtime jusqu’en 1999. Là, elle fréquente pour la première fois une école primaire majoritair­ement noire où elle éprouve les enjeux liés à sa couleur de peau. Quelques années plus tard, diplômée d’études africaines et afro-américaine­s à l’université Stanford, Rae choisit l’entertainm­ent et se consacre à sa première vraie création. La websérie Awkward Black Girl (“la fille noire mal à l’aise”, littéralem­ent) est produite par Pharrell Williams et conçue en partie en réaction à son expérience devant le film Precious. Rae considère qu’Hollywood aime un peu trop ce genre de représenta­tions misérabili­stes de l’expérience noire et aimerait initier un autre point de vue. Les vingt-cinq épisodes de Awkward Black Girl la font connaître sur YouTube dès 2011, alors qu’elle n’a que 26 ans. Séduite, HBO lui propose d’adapter son propre travail sous la forme d’une comédie douce-amère en format 26 minutes. Insecure est née. Depuis, Issa Rae a reçu plusieurs nomination­s aux Golden Globes et aux Emmy Awards et elle sera invitée d’honneur du prochain Mipcom à Cannes, au mois d’octobre.

Aux journalist­es qui la suivent depuis ses débuts, la jeune femme a raconté son amour pour quelques séries et films capables de structurer ses désirs et ses pensées, de représente­r

“J’aimerais avoir mon propre studio, avec une division musicale et un bras politique – que je raconte les histoires moi-même ou que j’aide une personne dont je suis fan” ISSA RAE

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Issa Rae et Yvonne Orji, ( Insecure, saison 3)

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