Les Inrockuptibles

Lisa Halliday

Asymétrie

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ALICE COMMENÇAIT À EN AVOIR PLUS QU’ASSEZ DE RESTER ASSISE, SEULE, à ne rien faire : de temps en temps elle essayait de se replonger dans le livre ouvert sur ses genoux, mais ce n’étaient que longs paragraphe­s dépourvus de guillemets, et, se disait Alice, à quoi bon un livre où il n’y a pas de guillemets.

Elle se demandait (assez sottement car aller au bout des choses n’était pas son fort) si elle-même serait jamais capable d’écrire un livre, quand un homme aux mèches gris d’étain tenant dans sa main un cône glacé acheté au camion Mister Softee garé à l’angle vint s’asseoir à côté d’elle. « Qu’est-ce que vous lisez ? »

Alice lui montra la couverture.

« C’est le bouquin avec les pastèques ? »

Alice acquiesça, même si elle n’y avait encore croisé aucune pastèque.

« Et vous lisez quoi d’autre ?

— Oh, des vieux trucs principale­ment. »

Ils restèrent silencieux un moment, l’homme mangeant sa glace et Alice faisant mine de lire son livre. Deux joggeurs d’affilée les dévisagère­nt en passant devant eux. Alice avait reconnu l’homme dès qu’il s’était assis à ses côtés, et ses joues avaient viré au rose pastèque, mais la stupéfacti­on lui ordonnait de fixer, en nain de jardin studieux, les pages impénétrab­les ouvertes sur ses genoux. Elles auraient tout aussi bien pu être de béton.

« Alors, dit l’homme en se levant, comment vous appelez-vous ?

— Alice.

— Alice, qui aime les vieux trucs. À un de ces jours. »

Le dimanche suivant, elle était assise au même endroit, tentant de lire un autre livre. Il y était question d’un volcan en colère et d’un roi flatulent.

«Vous ici, fit-il.

— Alice.

— Alice. Pourquoi vous lisez ça ? Je croyais que vous vouliez écrire.

— Qui a dit ça ?

— Pas vous ? »

Sa main trembla légèrement quand il cassa un carré de chocolat qu’il lui tendit.

« Merci, dit Alice.

— De vrien. »

Alice croqua le chocolat en lui lançant un regard perplexe. «Vous ne connaissez pas cette blague ? C’est un homme dans un avion pour Honolulu qui demande à son voisin : “Excusezmoi, Monsieur, on dit Hawaï ou Havaï ?” “Havaï”, déclare le type. L’homme le remercie et l’autre répond : “De vrien.” »

Alice rit tout en mastiquant. « C’est une blague juive ? » L’écrivain croisa les jambes et posa ses mains entrelacée­s sur sa cuisse. « À votre avis ? »

Le troisième dimanche, il prit deux cônes chez Mister Softee et lui en offrit un. Alice l’accepta, comme le carré de chocolat, parce qu’il commençait à fondre et qu’on n’avait jamais vu un Prix Pulitzer empoisonne­r des inconnus.

Ils mangèrent leur glace en observant un couple de pigeons donner des coups de bec dans une paille en plastique. Alice, qui portait des sandales bleues assorties aux zigzags de sa robe, tendit nonchalamm­ent son pied dans le soleil. « Alors, mademoisel­le Alice. Vous êtes partante ? »

Elle le regarda.

Il la regarda.

Elle éclata de rire.

«Vous êtes partante ? » répéta-t-il.

Baissant les yeux vers sa glace, elle répondit : « Eh bien, il n’y a aucune raison de ne pas l’être. »

L’écrivain alla jeter sa serviette puis revint. « Il y a toutes les raisons du monde de ne pas l’être. »

Alice le regarda en plissant les yeux et sourit.

« Quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans.

— Un petit ami ? »

Elle secoua la tête.

« Un travail ?

— Je suis assistante d’édition. Chez Gryphon. »

Les mains dans les poches, il leva légèrement le menton, comme s’il trouvait ça logique.

« D’accord. Ça vous dirait de vous promener avec moi samedi prochain ? »

Alice hocha la tête.

« Rendez-vous ici à quatre heures ? »

Autre hochement de tête.

« Je ferais mieux de prendre votre numéro. Au cas où. » Tandis qu’un autre joggeur ralentissa­it pour le dévisager, Alice nota son numéro sur le signet qui accompagna­it son livre.

«Vous n’allez plus savoir où vous en êtes, observa l’écrivain. — Ce n’est pas grave. »

Le samedi, le temps était à la pluie. Assise sur le sol à damiers de sa salle de bains, Alice essayait de revisser la lunette cassée des toilettes avec un couteau à beurre quand son téléphone sonna : NUMÉRO MASQUÉ.

Extrait de Asymétrie (Gallimard), traduit de l’américain par Hélène Cohen. Parution le 16 août.

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