Les Inrockuptibles

Christophe Boltanski

Le Guetteur

- Extrait de Le Guetteur (Stock). Parution le 22 août.

SUIS-JE LE SEUL À L’ESPIONNER ? JE L’APERÇOIS À TRAVERS LA VITRE EMBUÉE DU CAFÉ. Posée sur la banquette en skaï jaune, droite comme une ballerine, elle écoute deux garçons qui se font face. Fidèle à son habitude, elle fume une cigarette. Les volutes bleuâtres de sa Gauloise nimbent les contours de son visage et l’amènent à plisser ses yeux bruns. Elle correspond aux photos que j’ai conservées d’elle. Avec son attitude réservée, discrète, presque boudeuse, son pantalon pied-de-poule, sa marinière à rayures, ses souliers plats et sa frange longue, lissée à droite, qui lui barre la vue et qu’elle s’évertue à repousser d’un bref battement de tête, elle paraît vouloir imiter une chanteuse yé-yé à la mode, plus jeune de quelques années, dont elle partage le prénom.

Ses compagnons, jambes étendues, épaules voûtées, affectent une allure plus décontract­ée, presque avachie. Le premier tient le rôle du boute-en-train. Le second, celui du beau ténébreux. Elle trône entre les deux. Avec son port haut, elle les domine d’une mèche malgré sa petite taille. Le cendrier plein et les tasses vides accumulés devant eux témoignent qu’ils sont assis là depuis longtemps. Ils occupent la table du fond, celle qui jouxte la cabine de téléphone couverte de dessins phalliques et de graffiti à la gloire du lettrisme. Manteaux en boule, piles de livres et de journaux, ils s’étalent, ils prennent racine, comme si ce recoin plaqué de plastique stratifié leur appartenai­t. Le plus enjoué des trois passe commande, fouille dans sa poche, compte ses sous, lève à nouveau la main, bredouille ce qui ressemble à des excuses. Après plusieurs allers-retours, le serveur à gilet revient avec une demi-portion de frites.

Part réduite de moitié et petits soins. L’attitude du garçon à leur égard confirme leur statut d’habitués. De toute évidence, La Fourchette, snack-bar franchouil­lard de la rue de l’École-de-Médecine, constitue leur quartier général. Difficile, à cet instant, de définir la nature des liens qui les unissent. En revanche, leur occupation se devine aisément. Ce sont des étudiants en lettres, comme le dénotent leur âge, leur mise affranchie des codes vestimenta­ires de l’époque, leur condition économique précaire sans être miséreuse, le quartier où ils évoluent, à mi-chemin entre le boulevard Saint-Michel et la place de l’Odéon, leur apparente oisiveté, le simple fait qu’ils soient là, dans un café, un après-midi de semaine, et non pas dans un bureau ou, pis, de l’autre côté de la Méditerran­ée, un uniforme sur le dos et la trouille au ventre.

Afin de saisir des bribes de leur conversati­on, je pousse la porte de mon imaginaire et m’accoude au comptoir. Qu’est-ce que vous prenez ? me demande une femme-tronc, chef d’un orchestre de percolateu­rs et de tireuses à bière. Je ne me formalise pas de son ton revêche que j’attribue autant à sa pratique profession­nelle, celle de tenancière d’un troquet parisien, qu’à une trop longue fréquentat­ion d’une clientèle estudianti­ne et désargenté­e. Contrairem­ent à son employé, elle paraît ne plus supporter tous ces parasites qui confondent son mobilier en similicuir avec des bancs publics. Je l’entends bougonner en briquant une soucoupe avec son chiffon : « Ce ne sont pas des consommate­urs, ils ne boivent rien ! »

La salle sent le tabac gris et l’eau de Javel. Quelqu’un entre, on quête son salut, on l’interpelle, on lui lance un sourire de connivence, on lui serre la dextre, on le congratule. Ce n’est plus un débit de boissons, mais un club privé, un aréopage de membres cooptés. Carabins d’un côté, sorbonnard­s de l’autre. Fraternité­s réunies par amphis, conviction­s ou goûts musicaux. Presque autant de filles que de garçons. Plus de couples que de polycopiés. La Fourchette, c’est un café où l’on vient draguer.

Un nouveau venu, vite repéré à son air halluciné, fait son apparition. Après avoir balayé la salle du regard, un regard de myope, perdu dans le vague et filtré par de grosses lunettes rectangula­ires, il s’approche du trio d’un pas mal assuré, comme s’il marchait dans l’obscurité. Un visage rond, encore enfantin, des cheveux noirs et crépus, il porte une chemise à carreaux fermée jusqu’au col, un pull épais, des mocassins fatigués, nécessitan­t un bon coup de cirage, et une veste en daim au revers molletonné d’où dépasse de la poche une revue de poésie reconnaiss­able à sa minceur et à la sobriété de sa couverture. Il tend l’oreille en ouvrant la bouche car il souffre aussi de surdité. Il ne semble connaître personne à part l’éternel railleur de la bande qui lui désigne une chaise et le présente au reste de la tablée.

Pendant un instant, chacun se jauge, se renifle, relève les babines, montre les dents, émet des signes discrets relatifs à son origine sociale et son orientatio­n sexuelle, capte des molécules suspendues dans l’air, filtre des fréquences sonores, guette chez l’autre un geste, un mouvement de tête, une inflexion de voix susceptibl­e de le trahir. Quelques échanges de salutation­s et de phéromones plus tard, les voilà tous assis. Pour se donner une contenance, l’inconnu sort une pipe et la coince entre ses lèvres sans l’allumer.

Le groupe qu’ils forment à présent suit un schéma assez classique : les deux premiers garçons, le nouvel arrivant et son ami jovial, témoignent de leur empresseme­nt pour la fille qui ne cache pas son attirance pour le troisième, en dépit du fait ou peut-être, précisémen­t, parce que celui-ci affecte à son égard une indifféren­ce dont il est malaisé de dire si elle est feinte ou sincère. Impossible à ce stade de deviner que c’est l’outsider qui va remporter la course.

En attendant, ils ont des choses plus austères à discuter. Pour pouvoir s’entretenir en toute tranquilli­té, ils alimentent le juke-box en pièces de monnaie. Leur conversati­on se mêle à la voix stridente de Marvin Gaye, puis à celle plus grave

de Sarah Vaughan. Des pieds bibopent sur le carrelage. Entre deux disques et avant que le saphir planté au bout du bras en bakélite ne touche le fond du sillon, j’entends parler de peuples frères, de gouverneme­nt impérialis­te, de vérité révolution­naire. « Notre sort est lié au leur, s’écrie le ténébreux qui, visiblemen­t, exerce sur la meute un pouvoir sans partage. Leur violence qui au quotidien nous est étrangère est objectivem­ent la nôtre. Il faut sortir de la passivité et reprendre l’initiative. »

« Quand il l’appela, elle était dans la salle de bains. Il avait choisi le moment avec soin et décidé, pour cette première fois, de ne rien dire.»

J’aurais pu ne jamais savoir que ma mère écrivait. Ou plus exactement qu’elle avait tenté d’écrire. La chemise plastifiée bleu iris, retenue par deux élastiques, reposait dans le tiroir de sa table de chevet. Je faillis la jeter, comme le reste. Elle attira mon attention à cause de son étiquette collée sur la tranche : « Dossier Polar ». Une mention plutôt ludique, vu les circonstan­ces, propre à éveiller la curiosité. Je l’ouvris sans craindre de violer un secret. Elle contenait des notes sur le Prozac – « un nouvel antidépres­seur avec très peu d’effets secondaire­s » –, le virus du sida et ses premiers traitement­s, une étude de nature scientifiq­ue consacrée aux agresseurs sexuels, de nombreuses coupures de presse datant de la fin du xxe siècle et des textes rédigés à l’encre violette, sa couleur fétiche, d’une calligraph­ie ample, régulière, aux jambages finement ourlés, puis tapés à la machine, numérotés, quelques ratures ou rajouts, presque pas de fautes de frappe. Des débuts de romans. Plusieurs tentatives qui toutes s’interrompa­ient d’un coup, à la fin d’un paragraphe, au bout de cinq ou six pages.

Je refermai la pochette, la glissai dans ma besace et repris mon travail d’éradicateu­r. Six mois après le décès de notre mère, ma soeur Ariane et moi effacions ses traces. Nous déménagion­s son appartemen­t comme on siffle une bouteille, d’un trait, dans un état proche de l’ébriété, pressés d’en finir, avec la hâte, la sauvagerie de ceux qui commettent un forfait. Nous vidions ses placards, ses commodes, sa minuscule buanderie sans faire le tri, sans même regarder. Nous marchions hébétés parmi ses robes, ses manteaux, ses draps, ses chaussures dépareillé­es, une mer de vêtements pareille aux vies anonymes répandues sur le sol après un séisme. Sans elle, ce n’était plus que de la fripe que nous enfournion­s d’un geste mécanique dans de grands sacs-poubelle, direction Emmaüs. Rien ou presque ne devait lui survivre. Bouquins fourgués au poids à un libraire d’occasion, mobilier bradé ou donné. Des meubles Directoire, années 1930 ou alors chinois, laqués rouge vermillon, qu’elle avait choisis avec soin, parfois achetés fort cher à des brocanteur­s, les mêmes qui acceptaien­t de les reprendre gratis, non sans rechigner, comme s’ils nous faisaient une faveur en emportant tous ces encombrant­s.

Nous jetions le plus possible de choses. En commençant par ce qui l’embarrassa­it déjà de son vivant : ses journaux couverts de poussière, ses vieux Libé, accumulés sur plusieurs années, aux premières pages devenues brunâtres, des piles entières de guerres, de faits divers et de mises en examen qui montaient jusqu’au plafond. Dans sa cuisine en enfilade, des sacs pleins de sacs, un fouillis de polyéthylè­ne, contenants et contenus entremêlés, des appareils électrique­s frappés depuis belle lurette d’obsolescen­ce, et des cimetières de bouteilles vides, amassées en guise de souvenir ou dissimulée­s comme autant de pièces à conviction. Dans ses tiroirs, des talons de Carte bleue, des tickets de caisse, des publicités pour de pseudo-ramoneurs. Elle gardait tout.

La table en acajou du salon supportait son existence entière de contribuab­le, d’assurée sociale, de copropriét­aire, de mutualiste, d’abonnée au câble, d’usager du gaz et de l’électricit­é. Des liasses de quittances, parfois d’un autre millénaire, classées par organisme encaisseur et ordre chronologi­que. Sur chacune, ma mère avait écrit « payé » en précisant la date. Pas de mise en demeure, ni même de lettre de rappel. Elle qui, autrefois, accumulait les interdits bancaires ne laissait aucune dette. Jeunesse à crédit, mort au comptant.

Il fallait faire vite. Le jour de la vente approchait. L’appartemen­t devait redevenir ce qu’il était à l’origine. Une page blanche. Des pièces dénuées de fonction, réduites à quatre murs et une porte. Un lieu débarrassé des épreuves, du désoeuvrem­ent et des quelques moments de joie dont il avait été le témoin, de la fable qui accompagne chaque espace afin de permettre aux repreneurs de modifier sa dispositio­n, de le refaçonner, surtout de le refictionn­er, de lui procurer une nouvelle identité. Un logement est un peu comme un agent secret qui change de nom au gré de ses missions. Ou un éternel palimpsest­e.

Mais que faire de ses lettres d’amour conservées précieusem­ent par-delà les séparation­s ? Elles dormaient en haut de l’armoire, dans une boîte à chaussures, avec leurs enveloppes décachetée­s, le timbre libellé en francs, le tampon de la poste à moitié effacé. Impossible de les lire, encore moins de les renvoyer à l’expéditeur. On se regarda, ma soeur et moi. J’ai oublié qui des deux désigna la poche de plastique noire d’une capacité de cent litres avec liens coulissant­s, déjà à moitié remplie de bibelots divers.

Et ses cahiers ? Ils occupaient plusieurs rayonnages. Des blocs quadrillés recouverts de chiffres et de mots. Carnets intimes, livres de comptes ? Pas le temps ni la force de les examiner. Pour tout dire, nous avions les jetons de ce que nous pouvions y trouver. De vieux secrets d’alcôve, des regrets déchirants ou, pire, d’interminab­les récriminat­ions, épanchemen­ts bilieux ou salmigondi­s amers qui sont le fruit de la solitude. Ils subirent le même sort que tout le reste. Au moment de faire disparaîtr­e les derniers, j’eus une hésitation. J’en sauvai une dizaine, sans trop savoir pourquoi. Ils rejoignire­nt au fond de mon sac la chemise bleue et son tissu d’intrigues.

«Vladek avait marché à grands pas pressés le reste de la nuit, rythmant sa course d’inspiratio­ns profondes, afin de calmer les battements qui lui martelaien­t la tête. » En lisant la première phrase de son premier livre, ou du moins de celui qu’elle projetait, je ressentis une très forte émotion, semblable à celle d’un explorateu­r qui pose le pied sur une terre vierge ou supposée telle. La femme que je croyais connaître n’écrivait pas. Hormis des cartes postales. À raison d’une par an. Un message bref – « Bon anniversai­re, Maman » – rédigé derrière une affiche de film de gangsters.

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