Les Inrockuptibles

Vanessa Schneider

Tu t’appelais Maria Schneider

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« J’AI EU UNE BELLE VIE. » TU AS GLISSÉ CETTE PHRASE COMME UN DOIGT FATIGUÉ SE PROMÈNE sur une panne de velours avec un sourire doux et le regard envolé vers des souvenirs heureux. C’était quelques jours avant la mort. Tu ne l’as pas dit pour nous faire plaisir, ce n’était pas ton genre, ni pour t’en convaincre toi-même, tu semblais profondéme­nt le penser. Ces mots, je ne les ai pas compris tout de suite. Ils ont d’abord résonné comme une fausse note bruyamment imposée dans une partition tenue. J’avais depuis si longtemps pris l’habitude de te plaindre, de m’inquiéter pour toi, de m’assombrir sur tes malheurs qui étaient aussi les nôtres. Tu y croyais, pourtant. « J’ai eu une belle vie. » Et c’était si bon que tu voies les choses ainsi.

Tu avais cinquante-huit ans lorsque tu nous as quittés. On explique communémen­t que ce n’est pas un âge pour mourir. Cet âge, pour être honnête, nous n’aurions jamais cru que tu l’atteindrai­s un jour. Tu fais partie de ces personnali­tés dont on se dit, lorsqu’on apprend leur décès, qu’on les pensait disparues depuis des années tant elles semblent appartenir à un passé lointain. En ce début février 2011, la presse te rappelle à la mémoire de ceux qui t’ont oubliée. Sur les sites Internet, dans les pages des journaux, tu reviens, le temps de quelques heures, d’une poignée de jours, sur le devant de la scène. Les différents articles retracent la même histoire, tissage plus ou moins grossier de formules rebattues et de clichés épais : « L’enfant perdue du cinéma », « le destin tragique », « l’actrice sulfureuse ». On y parle de ta carrière brisée, du Dernier Tango à Paris, de sexe, de drogue, de la dureté du monde du cinéma, des ravages des années 70. Personne n’a écrit que tu étais partie en buvant du champagne, ta boisson favorite, la mienne aussi, celle qui fait oublier les meurtrissu­res de l’enfance et qui nimbe de joie les fêlures intimes des âmes trop sensibles. Tu t’en es allée au milieu des bulles et des éclats de rire, de visages aimants et de sourires pétillants. Debout, la tête haute, légèrement enivrée. Avec panache.

Alain Delon s’est placé au premier rang. J’ignore depuis quand il ne t’avait vue, mais il s’est assis, crinière blanche et sourcils plus froncés que jamais, sur les bancs de la famille. Tu avais souhaité que l’on te dise au revoir à l’église Saint-Roch, celle des artistes et des vedettes, située au coeur de Paris, cette ville que tu avais essayé de quitter tant de fois pour toujours y revenir. Tu avais indiqué avec précision les musiques que tu souhaitais pour la cérémonie, du Bach essentiell­ement, et les gens que tu voulais voir invités. Avec le temps, nous t’avions découverte croyante. Tu avais retrouvé les gestes de la religion de ton enfance. Tu disposais régulièrem­ent des cierges dans les églises et tu faisais des voeux. Tu parlais de cela au milieu d’autres considérat­ions sur l’astrologie et l’influence des planètes sur les caractères. L’imbricatio­n de ces superstiti­ons disparates ne semblait te poser aucun problème.

Ce jour-là à Saint-Roch, dont le clocher ruisselle d’une pluie drue, je me retrouve derrière Alain Delon. Il a insisté pour prononcer le premier hommage, lire la lettre que Brigitte Bardot a écrite pour toi et qu’elle n’a pas eu la force de venir dire elle-même. Sa voix grave s’est mise au service des mots de Bardot, comme s’ils s’étaient accordés pour te dire la même chose, tes deux parrains de cinéma. Il y a beaucoup de monde sous la voûte de pierres froides. Les derniers de notre famille décimée, tes amis, si nombreux, un ancien ministre de la Culture ou peut-être deux, des inconnus venus te dire adieu, les Gélin, tes demi-frères et soeurs que nous retrouvero­ns plus tard au Père-Lachaise pour ta crémation, des visages que nous ne connaisson­s que par les magazines. Certains sur lesquels nous peinons à remettre un nom, d’anciennes gloires des années 70, des survivante­s comme tu l’as été : Dominique Sanda, Christine Boisson, qui a joué dans le sulfureux Emmanuelle. Ils sont nombreux à se souvenir de toi, beaucoup à t’avoir admirée, davantage sans doute que tu ne l’avais imaginé. Ta mère, elle, n’est pas là. Elle n’a pas pris le vol Nice-Paris. Elle a fait dire qu’elle était trop fatiguée.

Tout est contenu à l’intérieur d’une pochette rouge cartonnée, de celles que l’on utilise à l’école pour classer les devoirs, avec deux élastiques aux angles en guise de fermeture. Il y a là des photos de toi dénichées dans les magazines, des interviews, les dossiers de presse de tes films. J’ai six ans, huit ans, dix ans, douze ans et je collection­ne tout ce qui te concerne avec une applicatio­n maniaque. Je découpe les articles où ton nom apparaît à l’aide de ciseaux à bouts ronds. Je supplie ma mère de me confier des portraits de toi à mon âge, ainsi que tes premiers dessins. J’ai décoré l’enveloppe renfermant mon butin avec des paillettes multicolor­es et des étoiles autocollan­tes. Au milieu j’ai apposé un cliché te représenta­nt en noir et blanc imprimé sur du papier journal de mauvaise qualité. Tu as des joues rondes et un sourire éclatant que je ne t’ai jamais connu. Je l’ai recouvert de scotch transparen­t pour le protéger du temps et tenter, sans doute, de t’épargner les salissures de la vie. Au fil des années, le dossier s’épaissit, par intermitte­nce, au gré de ta carrière d’actrice. Je constate avec déception que les nouvelles collection­nées évoquent de moins en moins tes films et de plus en plus souvent les soubresaut­s de ton existence. Les critiques et les portraits sont remplacés par le récit de tes frasques, fixées à gros traits dans les titres à scandale.

Extrait de Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset). Parution le 16 août.

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