Les Inrockuptibles

Pauline Delabroy-Allard

Ça raconte Sarah

- Insecure Saison 3 sur OCS City et OCS Go

DANS LA PÉNOMBRE DE TROIS HEURES DU MATIN, J’OUVRE LES YEUX. JE MEURS DE CHAUD, mais je n’ose pas me lever pour ouvrir la fenêtre un peu plus grand. Je suis couchée dans son lit, dans cette chambre que je connais si bien, près de son corps enfin endormi après une longue lutte contre les angoisses qui mangent tout, la tête, le ventre, le coeur. Nous avions beaucoup parlé, pour les éloigner, les repousser aux frontières de la nuit, nous avions fait l’amour, j’avais caressé son corps pour l’apaiser. J’avais laissé glisser ma main le long de ses épaules, puis le long de ses bras, je m’étais pelotonnée contre son dos et j’avais longuement pétri la chair tendre de ses fesses. J’avais guetté sa respiratio­n, en attendant que le souffle court devienne léger, que les hoquets de larmes s’espacent, que la paix trouve enfin le chemin.

Il fait si chaud, dans cette pièce. Je voudrais bouger, un peu, sentir l’air sur mon visage. Mais son corps touche le mien, sa main est posée sur mon bras, et bouger risquerait de faire vaciller l’édifice que j’ai mis tant de temps à construire. Son sommeil est comme un château de sable. Un mouvement et ça se casse la gueule. Un mouvement et ses yeux s’ouvrent grand. Un mouvement et il faut tout recommence­r. J’écoute le ronronneme­nt de son souffle plein de sommeil, il me donne envie de rire de plaisir, d’une gaieté enfin retrouvée pour un instant. Je voudrais suspendre la nuit et écouter ce bourdonnem­ent pendant des heures et des heures, des jours et des jours, puisqu’un bourdonnem­ent ça veut dire je vis, ça veut dire j’existe, ça veut dire je suis là. Et moi je suis là aussi, à côté.

Mon corps brûlant reste parfaiteme­nt immobile. Si ne pas renverser le château de sable de son sommeil signifie mourir de chaud alors je veux bien mourir de chaud. Dehors, dans cette nuit grisâtre que je perçois par la fenêtre, les oiseaux chantent. On dirait qu’ils sont mille, gazouillan­t à qui mieux mieux, fendant l’air dans tous les sens, comme les plus habiles des pilotes. Cette nuit de chaleur écrasante, c’est leur 14 Juillet à eux, ils font de la voltige aérienne et ils s’en donnent à coeur joie, inventant des figures toujours plus périlleuse­s. Dans les arbres lointains, des tourterell­es banlieusar­des saluent de leurs trilles stridents le tout petit matin qui pointe. Je regarde leurs ombres filer contre le ciel sale. Je crève de chaud. J’attends.

Je tourne mon visage vers son corps figé, étendu sur le dos, parfaiteme­nt nu. Je détaille la finesse de ses chevilles, les os saillants de ses hanches, son ventre souple et le délié de ses bras, le rebondi de ses lèvres qui portent un sourire très léger. J’observe les meurtrissu­res de la maladie sur ce corps que j’aime tant, les petits points noirs du ventre piqué et piqué encore, la cicatrice près de l’aisselle, le trou sous la clavicule. Je regarde son visage tranquille, parfaiteme­nt tranquille, son menton fier, même dans le sommeil, ses joues veloutées, la ligne brusque et surprenant­e que forme son nez, ses paupières mauves enfin closes. Je regarde son crâne entièremen­t chauve. Dans la pénombre de trois heures du matin, je la regarde dormir.

Je ne parviens pas, dans cette nuit moite, à détacher mes yeux de son corps nu et de son crâne cireux. De son profil de morte.

1.

Ça raconte Sarah, sa beauté inédite, son nez abrupt d’oiseau rare, ses yeux d’une couleur inouïe, rocailleus­e, verte, mais non, pas verte, ses yeux absinthe, malachite, vert-gris rabattu, ses yeux de serpent aux paupières tombantes. Ça raconte le printemps où elle est entrée dans ma vie comme on entre en scène, pleine d’allant, conquérant­e. Victorieus­e.

2.

C’est un printemps comme un autre, un printemps à rendre mélancoliq­ue n’importe qui. Il y a des magnolias en fleurs dans les squares parisiens, et j’ai dans l’idée que ça écorche le coeur de ceux qui les remarquent. Moi, ça m’écorche le coeur, les fleurs de magnolia dans les squares. Je les regarde, chaque soir, en rentrant du lycée, et chaque soir, leurs grands pétales pâles me piquent un peu les yeux. C’est un printemps comme un autre, avec des averses impromptue­s, l’odeur du macadam mouillé, une sorte de légèreté dans l’air, un souffle de joie qui chantonne combien tout est fragile.

Ce printemps-là, je marche comme un fantôme. Je mène une vie que je ne pensais pas mener, une vie seule avec une enfant dont le père a disparu sans crier gare. Un jour, un soir plutôt, il est sorti de l’appartemen­t et puis. Et puis plus rien. Alors comme ça c’est possible, que du jour au lendemain, je veux dire, littéralem­ent, du jour au lendemain, entre deux personnes qui s’aiment depuis des années, il puisse ne plus y avoir de regard, ni de parole, ni de dialogue, ni de discours, ni de fâcherie, ni de complicité, ni de tendresse, ni d’amour. C’est cette folie, cette aberration, qui me constitue de jour en jour. Je pense que la vie va s’arrêter là. Je n’espère rien ni personne. Il y a un nouveau garçon, dans ma vie, un garçon bulgare. Quand je parle de lui, je dis mon compagnon. Un mot tourne de manière lancinante dans ma tête, le mot latence.

Extrait de Ça raconte Sarah (Minuit). Parution le 6 septembre.

ses aspiration­s et certains aspects de sa vie, parmi lesquels Boyz’n the Hood de John Singleton et la cool sitcom Moesha, dont le thème musical interprété par Brandy est resté bloqué dans nos têtes pendant plus de cinq ans, entre 1996 et 2001. Aujourd’hui, Issa Rae a le pouvoir de faire naître elle-même les projets. En plus de son travail intense sur Insecure, elle a développé des activités de productric­e et ne cache plus ses envies. “J’aimerais avoir mon propre studio, avec une division musicale et un bras politique – que je raconte les histoires moi-même ou que j’aide une personne dont je suis fan. J’ai tellement de chance.” Larry Wilmore, cocréateur d’Insecure, l’a surnommée “miniOprah” en référence à l’animatrice télé devenue l’une des personnali­tés les plus influentes en Amérique. Issa Rae élargit le chemin ouvert par d’autres femmes noires à Hollywood, comme la puissante créatrice de Grey’s Anatomy, Shonda Rhimes (avec laquelle elle a travaillé sur un projet de pilote qui n’a pas abouti), ou encore la réalisatri­ce et productric­e Ava DuVernay, membre du jury lors du dernier Festival de Cannes. Elle ne se trouve qu’au début d’une ascension irrésistib­le, favorisée par l’émergence de nouvelles voix afro-américaine­s dans les séries.

Insecure est d’un certain point de vue la grande soeur ou la cousine plus expériment­ée de Dear White People (Netflix), série créée par Justin Simien, et d’Atlanta (FX) dont le moteur créatif n’est autre que Donald Glover, aka Childish Gambino. Apparue juste avant ces deux séries, elle s’affiche comme moins directemen­t politique que la première – située dans une université à majorité noire et très en phase avec le mouvement Black Lives Matter – et moins avide de recherches formelles que la seconde, qui marque par son audace.

Insecure joue un autre jeu, peut-être moins voyant mais pas moins fort. L’une des lignes narratives les plus intéressan­tes de la fin de la deuxième saison, qui se poursuit dans la troisième salve d’épisodes, concerne le changement de job de Molly, l’amie d’Issa, qui passe d’un cabinet d’avocat.e.s géré par des Blancs à un autre dont les patron.ne.s sont noir.e.s. L’occasion de nombreuses discussion­s sur la meilleure entreprise possible, celle qui ne jugera pas ses tenues et qui la prendra vraiment au sérieux. Issa, quant à elle, travaille dans une associatio­n gérée par des Blancs, qui vient en aide à de jeunes écoliers en difficulté, pour la plupart racisés. Seule Noire de l’associatio­n, la jeune femme peine pourtant à être mise en avant. A travers son parcours, Insecure démontre par l’absurde à quel point les meilleures intentions du monde ne remplacent pas une vision lucide des rapports de classe et de race – au sens politique et social du terme. Consciente de son rôle, Issa Rae fait appel pour Insecure à des stylistes noir.e.s et habille ses personnage­s de vêtements à l’effigie d’icônes majeures de la communauté, de Nina Simone à Trayvon Martin. Elle invente à l’intérieur de sa propre fiction un faux soap opera sur l’esclavage, Due North, qu’elle regarde avec ses copines en hurlant de rire. Elle façonne des personnage­s de garçons nuancés et émouvants, bien loin des clichés associés à la masculinit­é noire. Elle impose doucement mais sûrement un nouveau regard.

Newspapers in French

Newspapers from France