Les Inrockuptibles

Le monde est à toi de Romain Gavras

Entre esthétique banlieusar­de et comédie d’action britanniqu­e, l’itinéraire drolatique d’un dealeur. Avec, en prime, une Isabelle Adjani étonnante de burlesque.

- Théo Ribeton

DEPUIS CE JOUR DE 1983 OÙ TONY MONTANA S’EST VIANDÉ DANS SA FONTAINE, barbotant sous les caractères fluo d’une maxime aussi ridiculeme­nt mégalomane que lui, on ne peut plus dire “the world is yours” avec beaucoup de sérieux. Romain Gavras le dit donc avec beaucoup d’ironie.

Le monde est à toi est, de fait, un film rempli d’ironie : pétri de codes de cinéma mais toujours à distance de ces lois, réglé comme un quasi produit de série mais agité par une perte de contrôle, comme si la bonne vieille comédie d’action pop et clippée menaçait à chaque seconde d’éclater en morceaux, de désaxer son embardée, ou de s’effondrer sur elle-même. L’histoire est celle de François, dealer taciturne, lassé par la petite délinquanc­e dans laquelle ronronne son environnem­ent, des abrutis finis du trafic (“Poutine”, génial vendeur en gros qui crame ses deux neurones en orchestran­t des go-fast) à l’escroqueri­e comme art de vivre (sa mère, chapardeus­e manipulatr­ice jouée par une Isabelle Adjani méconnaiss­able de burlesque et d’algérianit­é ; Oulaya Amamra, impeccable­ment sortie de la chrysalide Divines pour attaquer sa carrière de gouailleus­e polymorphe).

Le rêve de François est le contraire de tout ça, le demi-tour inopiné : quitter l’attrait de la gloire bling-bling pour celui de la classe moyenne, faire sur la Méditerran­ée le chemin inverse des migrants économique­s mais aussi des marchandis­es clandestin­es, pour faire fortune côté maghrébin en y vendant d’inoffensiv­es sucreries (des Mr. Freeze, marque dont il veut devenir le distribute­ur officiel en Afrique du Nord).

Gavras, plus drôle, plus relax, et finalement plus assuré que sur son premier film (Notre jour viendra), pioche dans une esthétique banlieusar­de moins cinéma 2000’s que clip contempora­in (le film réussit sans trop de peine à s’octroyer le titre de premier PNL-movie), mais aussi dans la comédie d’action britanniqu­e et le Guy Ritchie première époque. Le produit fini est complèteme­nt désarticul­é, et ce n’est pas la moindre de ses qualités. La première partie segmente la vie périurbain­e en cocons étranges, cercle de jeu clandestin, appartemen­t maternel, loft voluptueux et fluorescen­t du caïd (limite Korova Milk, si ce n’est que des personnage­s à la Riad Sattouf ont remplacé les droogies de Kubrick). La deuxième partie, basée dans le faste toc de Bénidorm comme une Miami européenne en plastique bon marché, est plus proche de la comédie gangster promise.

Mais c’est un instable mix des deux que Le monde est à toi laisse à l’esprit : un cocktail de divertisse­ment traversé par une dangerosit­é, une décoction de “l’époque” (attention l’overdose de signaux : théories du complot illuminati, migrants clandestin­s, hédonisme néocapital­iste) qui ne peut la dépeindre qu’en bombe à retardemen­t, et ne lui trouve d’autre porte de sortie qu’un épilogue amèrement anonyme, ordinaire, ambigu qu’on ne dévoilera pas mais qui à Cannes rappela à beaucoup la fin des Affranchis.

Le monde est à toi de Romain Gavras, avec Karim Leklou, Isabelle Adjani, Oulaya Amamra (Fr., 2018, 1 h 34)

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France