Les Inrockuptibles

Conte défait

Bordel assumé, DÉSENCHANT­ÉE, la nouvelle série du créateur des Simpson, mêle noirceur, mauvais esprit et interrogat­ion sur le pouvoir.

- Olivier Joyard

ON A BEAU CHERCHER, SCRUTER LES PLUS IMPROBABLE­S RECOINS DE L’IMAGE, décortique­r les dialogues, mais non. Impossible de trouver dans la nouvelle création de Matt Groening la moindre référence à l’une des chansons les plus iconiques de Mylène Farmer. Différence culturelle oblige, Désenchant­ée ne possède pas l’aura mélancoliq­ue de ce tube qui déflora les années 1990. Seul.e le/la community manager de Netflix France et Belgique a joué de cette troublante gémellité potentiell­e : “Tout est chaos, à côté”, tweetait-il ou elle, en annonçant la mise en ligne de la série le 17 août. Ce qui a suffi à notre bonheur.

Et les épisodes, vers quel degré de bonheur nous conduisent-ils ? Avant de

“Trois personnes abîmées dans un monde magique, qui essaient de comprendre qui elles sont”

répondre, un peu embarrassé­s, à cette question, rappelons que nous nous trouvons devant un événement objectif. Désenchant­ée est la première création de l’homme des Simpson – qui entame à la rentrée sa trentième saison – depuis l’allumée Futurama en 1999. Alors que le monde de l’animation pour adultes a largement évolué, avec notamment les essentiell­es BoJack Horseman ou Rick and Morty, Groening se relance dans la bataille sans craindre le coup d’épée dans l’eau. “Les Simpson sont une sitcom familiale, Futurama était une comédie dans le milieu du travail et Désenchant­ée parle de trois personnes abîmées dans un monde magique, qui essaient de comprendre qui elles sont et où elles vont”, a expliqué le sexagénair­e au Hollywood Reporter.

Trois personnes abîmées par la vie ? Ce n’est pas faux. La série suit l’existence compliquée d’une jeune princesse qui aime boire, Bean, d’un petit elfe bêta, Elfo, et d’un microdémon toujours mal intentionn­é mais fidèle, Luci. Nous sommes à Dreamland, un univers de fantasy où naviguent un roi idiot et cruel – le père de Bean –, des châteaux majestueux aptes à tisser l’ennui, des villages décimés par la peste, soit un décor brinquebal­ant sur fond de mariages forcés et de monstres plus ou moins féroces. L’enfance perdue est partout. Il arrive même que la princesse, qui tente de fuir son royaume pour échapper à l’époux que sa famille veut lui imposer, tombe par hasard sur la demeure de la cannibale d’Hansel et Gretel.

Désenchant­ée mêle de nombreuses influences qui nourrissen­t son esprit de conte grinçant, passant sans transition du burlesque (en utilisant par exemple les épées de Game of Thrones de manière assez créative) à la noirceur, quand la princesse sans attaches se noie dans l’alcool pour oublier le malheur que lui procurent ses privilèges. Une réflexion sur le pouvoir comme désillusio­n violente se trame doucement. Mais la série, dans son bordel assumé et son mauvais esprit souvent drôle, laisse une étrange impression dans ses premiers épisodes en forme de saga d’aventure contrariée. Un peu comme l’héroïne qui a du mal à avancer, quelque chose empêche de se passionner totalement pour Bean et ses acolytes.

Bean coche pourtant toutes les cases du personnage désirable de 2018. Groening lui-même la qualifie de féministe et on ne peut pas totalement lui donner tort, puisque la jeune femme passe le plus clair de son temps à courir pour ne pas subir les foudres du patriarcat, à inventer une trajectoir­e de vie (et donc de fiction) surprenant­e, toujours arrimée à ses propres désirs. La boisson joue aussi un rôle majeur, ce qui paraît pour le moins inédit s’agissant d’un personnage aussi jeune. Bean enchaîne les pintes et les shots, dans une fuite en avant parfois folle.

Tout est là, d’une certaine manière. La question reste peut-être celle de la profondeur. Désenchant­ée porte la mélancolie jusque dans son titre, celle des rêves et des histoires décevantes. Elle devrait nous faire pleurer et agiter des retours d’enfance imprévus. Elle reste pour l’instant un peu prévisible et programmat­ique dans son approche, ce qui ne signifie pas qu’elle soit mauvaise. On l’espère gagnant en maturité, capable de se libérer de la mécanique qui fait le talent établi de Groening depuis si longtemps. Cette mécanique doit se fissurer pour évoluer et se confronter davantage au vivant. Notre amour est certaineme­nt à ce prix.

MATT GROENING

Désenchant­ée Sur Netflix le 17 août

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