Les Inrockuptibles

Paul McCartney

- TEXTE Vincent Duluc

A 76 ans, il sort un très beau nouvel album : Vincent Duluc raconte sa maccamania + récit par notre reporter de son concert surprise à Liverpool

Du haut de ses 76 ans, PAUL MCCARTNEY illumine la rentrée pop avec son nouvel album Egypt Station. Le journalist­e et romancier Vincent Duluc, grand chroniqueu­r de l’Angleterre éternelle, en profite pour questionne­r son rapport aux Beatles et à la musique – à la vie, quoi.

JE NE L’AI PAS VU VIEILLIR, PARCE QU’IL A TOUJOURS EU VINGT ANS DE PLUS QUE MOI, ET QUE C’EST VRAIMENT JEUNE, VINGT ANS. Sans m’être jamais beaucoup éloigné de lui, il me semble que je m’en suis rapproché : la grâce des bonheurs immuables, sa séduction crépuscula­ire, ainsi que mon fond de culpabilit­é, peut-être, pour avoir émargé au rang des fans aiguillés vers John, détournés de Paul, sommés de choisir l’intello activiste à lunettes rondes qui voulait changer le monde plutôt que le gars sympa et plein de grâce qui avait changé la musique, et donc nos vies. Il fallait tout prendre, bien sûr, ne rien choisir, ni personne.

Je suis plutôt dans l’idée, aujourd’hui, de le quitter le moins possible. Je continue de le quêter. De sourire et d’être ému en revoyant douze fois son Carpool Karaoke avec James Corden, dont cette scène fantastiqu­e du rideau s’ouvrant sur sir Paul dans un pub de Liverpool, un après-midi de semaine, alors qu’une jeune fille venait de mettre une pièce dans le juke-box pour entendre Hard Day’s Night. J’ai aimé cette autre scène de Paul dans la maison familiale devenue un musée, se souvenant qu’en écoutant She Loves You son père lui avait suggéré de chanter “She loves you yes, yes, yes”, plutôt que “yeah, yeah, yeah”, ce serait quand même plus correct.

Nous nous croisons de loin en loin, surtout moi. J’étais là, à Hyde Park, en juillet 2012, quand il est monté sur scène rejoindre Bruce Springstee­n, et que la police londonienn­e, appliquant la loi sur le couvre-feu, leur avait coupé le micro au milieu de Twist and Shout, alors que le Boss venait de lancer qu’il attendait ça depuis cinquante ans, lui aussi. On les voyait continuer de jouer, et aucune note, aucune parole ne sortait ; c’était bien la peine d’avoir été anobli un parc plus loin pour se faire intimer l’ordre de baisser le son, de fermer la lumière et de monter dans sa chambre. C’était une manière ironique, aussi, de vivre notre adolescenc­e, trois ou quatre décennies plus tard.

Pour écouter son nouvel album, Egypt Station, j’ai fait comme lorsque je ramenais un disque neuf à la maison, adolescent. J’ai réuni les conditions de la cérémonie. Je me suis enfermé dans ma chambre, ai créé la pénombre, lancé la lecture, et attendu que l’émotion vienne. Trois notes ont suffi, le début de I Don’t Know, et puis la voix nue d’un homme de 76 ans, ces signatures éternelles, jusqu’à Hand in Hand, pour rappeler que le don de l’harmonie séparera la postérité de l’oubli.

Il ne faut pas se fier à son masque de sir, il n’est pas fait pour les musées, mais pour accompagne­r nos vies, dehors. Le jour de mes 11 ans, trois années après la séparation des Beatles, ma grand-mère m’avait offert mes deux premières cassettes

– les magnétopho­nes pour tous venaient d’arriver. Il y avait le “rouge”, mais en version simple, condensée, nommé Les Beatles volume 1, et Serge Lama à l’Olympia. Ma grand-mère écoutait encore Maurice Chevalier, levait un doigt et relevait la tête quand France Inter passait une chanson d’amour oubliée de Tino Rossi : elle avait dû exposer son problème de façon claire au disquaire, et faire confiance. Elle m’avait donné envie de disques, parce qu’on ne disait pas encore vinyles, et de chaîne

stéréo, ce qui disait que le mono n’était pas si loin ; viendraien­t le Bleu, le Rouge, le Blanc, puis Sgt. Pepper’s qui avait déstructur­é mon goût adolescent et ouvert d’autres horizons : toute une éducation réussie, à aimer la vision d’une pomme verte avec un trou au milieu, qui tournait, tournait. A une période, j’ai essayé de rattacher Paul et les Beatles à la vraie vie ; à un âge où on imagine d’autres mondes, par-delà nos frontières intimes ou géographiq­ues, j’ai beaucoup cherché les live, prenant la capture d’un moment public pour l’air de la vérité. Tout ne m’avait pas encore été révélé, je ne savais même pas que ce n’était pas Plastic Bertrand qui chantait sur ses disques, mais je voulais sortir du studio et avais besoin des live pour avoir le sentiment de m’évader de ma chambre, d’être à l’endroit où tout s’était passé, un jour ; les versions cabossées, imparfaite­s, couvertes par les cris, me touchaient au coeur par les ruptures, leurs anfractuos­ités. J’avais enregistré, magnétopho­ne contre transistor, bien avant sa sortie commercial­e, des extraits du concert At the Hollywood Bowl. “And now here they are,

The Beatles”, continue de me faire un effet profond. On me l’a volé, ou alors je l’ai prêté, mais ne l’ai jamais revu. J’avais aussi le double des Beatles At the Star Club à Hambourg, et j’adorais ce mauvais son en mono, ces crachement­s, cette énergie venue des tréfonds d’un monde qui n’était pas de leur âge ; ils nous laissaient espérer que pour nous aussi la vie pourrait commencer un peu plus tôt, peut-être.

Nous avons grandi avec Paul, et si on ne l’a pas vu vieillir, c’est parce qu’il a échappé au temps, avec ses sourires qui semblent dire “même pas mal”, ses concerts qui semblent dire “même pas vieux” ; mais c’est aussi parce qu’il nous est arrivé de moins prendre de ses nouvelles, même quand il sortait des chansons toutes neuves de ses doigts de génie. On aimait cette preuve de son existence, c’était infiniment mieux que de chercher un message codé en faisant tourner un 33 tours à l’envers. Mais être des enfants des Beatles impliquait d’être des enfants du divorce, et il n’y avait pas de mode d’emploi : il fallait grandir pour comprendre, accepter qu’une histoire ait une fin, trouver de la beauté dans le renoncemen­t et du réconfort dans la nostalgie.

Un aveu : nous avons vécu avec Paul, mais il nous est arrivé de le quitter. Souvent pour des plus jeunes, c’est vrai, mais pas toujours : on a connu cette mise à distance avec Dylan, un peu moins avec Neil Young, pourtant toujours dans le zig quand on l’attendait dans le zag, pas du tout avec Springstee­n. Aujourd’hui, ayant grandi avec Paul et cette Trinité, on est heureux de commencer à vieillir avec eux, de continuer à aller voir un concert en priant pour que Macca apparaisse en guest ; un jour, il finira Twist and Shout avec le Boss avant l’heure du couvre-feu.

Je sais l’effet de la paralysie musicale, la constate à l’occasion dans mes playlists atrophiées, mais si je dois extraire mes moments préférés des chansons écrites par Paul, juste quelques secondes, parfois, j’aurai du mal à m’écarter des monuments : les premières notes et les premières paroles de Maybe I’m Amazed ; le thème de Yesterday dans Il était une fois en Amérique, qui accompagne Noodles/De Niro revenant sur les lieux de sa jeunesse ; le passage “That the rain washed away/Has left a pool of tears” dans la version nue de Long and Winding Road, pour une raison à la fois universell­e et personnell­e, prolongée un peu plus loin ; Hey Jude, parce que c’est un hymne ad libitum, parce que la fin n’est jamais programmée, et que c’est donc la vie même.

On pourrait être snob, arracher quatre morceaux méconnus à la poussière, mais ce sera l’exact contraire de sa nature de musicien universel et des concerts qu’il donne, où l’émotion vient à la fois de la musique, éternelle, de cette voix, reconnaiss­able entre quatre, et du bonheur collectif de sentir les souvenirs partagés revenir à la surface en trois notes et deux mots.

Quand j’ai entrepris le récit du cinquième Beatles, du moins de l’un des nombreux cinquièmes Beatles, le footballeu­r George Best, les quatre autres étaient autour de moi, fournissai­ent

Nous avons grandi avec Paul, et si on ne l’a pas vu vieillir, c’est parce qu’il a échappé au temps, avec ses sourires qui semblent dire “même pas mal”, ses concerts qui semblent dire “même pas vieux”

la bande-son ; les gars de Liverpool avaient fait leur première télé à Manchester, George imitait leur coiffure, leurs chansons s’élançaient du kop de Liverpool, la première ville où l’on avait chanté dans les tribunes, d’où descendaie­nt des notes pop et populaires, sorties des gorges de la classe ouvrière. Plus tard, en un énième pèlerinage, pour un énième match européen sur la colline rouge, je dormirais au Hard Day’s Night, un hôtel comme un hommage ou un piège, à cent mètres de The Cavern, mais deux jours là-bas étaient un enfer – à la soixantièm­e de Ticket to Ride dans l’ascenseur, vous aviez presque des envies de Michèle Torr. Si longtemps après, je suis incapable de démêler la séduction originelle de l’Angleterre, foot et musique, Old Trafford et Tower Records, Best et les Beatles, chants du kop et groupes du fond du pub. Sans doute aurais-je eu du mal à aimer l’une sans l’autre, à renoncer aux picotement­s de ce double appel en descendant du ferry le coeur barbouillé par le roulis et les relents de la bière matinale. Paul n’était jamais loin : en traversant la Manche, j’entendais des voix et c’était souvent la sienne.

Tout reliait les quatre Beatles au cinquième, qui portait le nom du premier batteur du groupe, Pete Best. Ils s’étaient tous perdus dans l’époque qu’ils avaient racontée et qui les avait dévorés en retour, à chercher plus, ou autre chose, ou à l’oublier. Mais George Best n’avait pas voyagé jusqu’à l’Inde et au LSD, il glissait seulement jusqu’au pub au coin de la rue, une bouteille de Pinot Grigio au breakfast, et pas de tartines. A la fin, John Lennon a donné son nom à l’aéroport de Liverpool, et George Best à celui de Belfast. A la fin, quand le cercueil de Bestie a traversé Belfast sous la pluie jusqu’au cimetière de Roselawn, en novembre 2005, on a joué The Long and Winding Road ; vie et mort de George Best, paroles et musique de Paul McCartney. Il faudrait finir comme ça.

Album Egypt Station (Capitol/Universal), sortie le 7 septembre Le livre George Best, le cinquième Beatles de Vincent Duluc sort chez Arthaud Poche en septembre

Merci à L’Equipe

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 ??  ?? Les Beatles à Hambourg en 1966
Les Beatles à Hambourg en 1966
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En juin dernier, le chanteur fait une apparition surprise dans un pub de Liverpool pour l’émission Carpool Karaoke de James Corden
 ??  ?? Macca et Bruce Springstee­n en concert à Hyde Park, Londres, le 14 juillet 2012
Macca et Bruce Springstee­n en concert à Hyde Park, Londres, le 14 juillet 2012

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