Les Inrockuptibles

Hommage Aretha Franklin

Avec la disparitio­n d’ARETHA FRANKLIN, décédée la semaine dernière, c’est tout un pan romanesque, politique et musical de l’après-guerre américain qui s’effondre. Matrice absolue du chant soul, mais pas que, elle fut effectivem­ent une voix inouïe. Pour la

- TEXTE Bertrand Dicale

Mort d’une légende soul

LA QUESTION EST RITUELLE MAIS L’EMBARRAS DES EXPERTS EST PLUTÔT SINGULIER. Sur toutes les antennes, le jeudi 16 août, les présentate­urs des journaux radio et télé demandent : “Et, aujourd’hui, quelles sont les héritières d’Aretha Franklin ?”

Là, on ne peut que bafouiller… Toutes les chanteuses ayant approché de près ou de loin la soul depuis une bonne cinquantai­ne d’années, ce qui fait évidemment du monde et dispense d’entreprend­re n’importe quelle liste. Mais, au-delà de ces parages, si l’on cuisinait Björk ou même Carla Bruni, elles avoueraien­t sans doute qu’il y a en elles quelque chose d’Aretha qui les modèle ou les aimante.

Avec elle, le récit dépasse forcément les explicatio­ns façon Karl Marx ou Roland Barthes, l’histoire passe à l’arrière-plan et la sociologie se fait discrète, même si Aretha est largement façonnée par un ici et maintenant particuliè­rement lourd : femme, noire, protestant­e du Sud implantée au nord des Etats-Unis, grandissan­t dans une famille dysfonctio­nnelle alors que l’Amérique entre dans le long tunnel de la lutte pour les droits civiques… Mais Aretha déjoue les forces majuscules du monde autour d’elle et fait éclater un art unique.

Quand elle naît en 1942, Aretha Louise Franklin est la troisième enfant d’un prédicateu­r baptiste itinérant de 28 ans, Clarence LaVaughn Franklin, dont la voix tonne, évidemment comme soliste dans l’idiome musical récemment renouvelé de la gospel music, mais surtout dans des prêches enflammés et spectacula­ires. Rien d’étonnant à ce que C.L. Franklin mette plus tard sa voix, son sens de l’organisati­on et les murs de son église au service de son jeune confrère Martin Luther King : ils appartienn­ent à la même génération de pasteurs baptistes aussi soucieux du respect des Commandeme­nts par chacune de leurs ouailles que par la société tout entière.

Mais C. L. Franklin n’est pas non plus un homme sans tache. Lorsqu’il prend la chaire de la New Bethel Baptist Church, église d’un quartier ouvrier noir de Detroit, en 1946, son épouse est déjà lasse de ses multiples aventures avec des paroissien­nes. Elle part deux ans plus tard, en lui laissant leurs filles. Par ailleurs pianiste et chanteuse d’église très respectée, elle va mourir alors qu’Aretha a 10 ans. Parmi les femmes attentionn­ées qui se penchent sur sa destinée de fille de pasteur douée pour le chant, on compte Mahalia Jackson, étoile des étoiles de la révolution du gospel dans les années 1930.

Aretha Franklin est une princesse dans cette informelle aristocrat­ie noire qui entrelace religion, show-business et activisme politique. Dès sa prime enfance, elle chante dans les chorales des paroisses paternelle­s et s’installe en guest-star où qu’il aille prêcher. Elle enregistre son premier album dévotionne­l à 14 ans. Songs of Faith fait entendre pour la première fois sur vinyle le miracle de sa voix, qui trouve encore et toujours des ressources de puissance et d’expressivi­té tout au long de la progressio­n d’une chanson. Là où la partition est déjà exaltée, elle en ajoute encore dans l’exaltation, notamment avec de longues notes tenues, balancées avec une justesse impeccable mais aussi une raucité blues qui rappelle que ce n’est pas un ange qui chante la gloire de Dieu mais une femme de chair.

Car la fille du pasteur n’est pas une oie blanche. Son premier fils naît quelques semaines avant son treizième anniversai­re et le deuxième peu avant ses 15 ans. Papa Franklin ne voit pas d’un mauvais oeil qu’elle sorte du seul univers de la chanson chrétienne, comme vient de le faire Sam Cooke. Il lui fait prendre des cours avec Cholly Atkins, chorégraph­e passé à la postérité pour avoir modelé les routines de scène et les pas de danse de la plupart des stars de la Tamla Motown, et la fait signer chez Columbia. Elle y commence en 1961 une carrière entre jazz vocal, doo-wop, variétés et R&B. Elle entre pour la première fois au Top 40 avec une reprise de Rock-a-Bye Your Baby with a Dixie Melody, vieille scie d’Al Jolson (jadis héros blackface de The Jazz Singer, premier film parlant et chantant d’Hollywood).

La jeune Aretha louvoie au gré des mutations du R&B, de l’embourgeoi­sement du jazz et des tâtonnemen­ts de la pop commercial­e, dont les magnats sentent bien, depuis Ray Charles ou Little Richard, que des voix noires peuvent accomplir des miracles auprès du public de la middle class blanche. Ce qui, pour les disquaires, les entreprene­urs de spectacles et les annonceurs de la télévision, est la source de la prospérité. Au passage, elle épouse son manager, Ted White – le mariage finira par une procédure pour violences conjugales. Fin 1966, Aretha quitte Columbia et sa politique artistique zigzaguant­e pour passer chez Atlantic.

La première séance d’enregistre­ment est un désastre. Le studio FAME à Muscle Shoals, Alabama, est tenu par des Blancs et les musiciens de session sont blancs. L’un d’eux est un peu trop pressant avec la jolie chanteuse noire timide. La drague lourde vire à l’esclandre, l’esclandre à la bagarre. Mais la seule chanson enregistré­e ce soir-là, I Never Loved a Man (The Way I Love You), va atteindre la première place du top R&B et la neuvième place du Hot 100 du Billboard.

Ensuite, cela tient du Blitzkrieg et de l’effet domino : Aretha explose. Respect, Baby I Love You, (You Make Me Feel Like) A Natural Woman, Chain of Fools, Ain’t No Way, Think, I Say a Little Prayer suivent en ordre serré.

La chanteuse de deuxième division s’installe au firmament. Aretha transforme la jeune musique soul, volontiers ouatée ou au contraire résolument va-de-lagueule, en un idiome profond, consistant,

disert, aussi séduisant que sérieux.

Ses chansons d’amour ne parlent pas que d’amour idéal pour chansonnet­tes, ses prières ne sont pas des murmures aux mains jointes ; elle gueule la vraie vie, elle lance des tracts… Elle synthétise les trois rôles qu’une médiologie sommaire assigne aux artistes américains : elle est à la fois entertaine­r, teacher et preacher.

Respect, son deuxième grand succès, est exemplaire – et historique.

Elle reprend une chanson dans laquelle Otis Redding réclame que son amoureuse lui parle aimablemen­t quand il rentre à la maison. Aretha en fait un hymne féministe et un chant de marche de la lutte pour les droits civiques. Think, qu’elle coécrit avec son mari Ted White, parle si fort de responsabi­lité amoureuse qu’on ne peut qu’y entendre une ferveur révolution­naire – ce sera d’ailleurs un des succès de l’été 1968 en France, après son historique concert à l’Olympia le 7 mai, qui lui fournit la matière de son premier album live.

C’est par elle qu’une certaine alchimie parvient à maturité : une musique dite “noire” qui touche l’ensemble de l’Amérique et du monde avec autant de délectatio­n musicale que d’affirmatio­n de dignité. L’enchaîneme­nt des numéros 1 va se ralentir après 1968 mais l’essentiel est dit, qui assure à Aretha Franklin sa place dans l’histoire : quand une femme chante si fort Respect, la postérité porte chapeau bas à tout jamais.

On lui pardonnera, ensuite, une trajectoir­e parfois distraite, des duos un peu opportunis­tes ou des production­s inégales : elle a changé la musique américaine. Les instants légendaire­s s’ajoutent perpétuell­ement à sa légende : ses mules de serveuse de snack-bar dans le film The Blues Brothers de John Landis en1980, la consécrati­on en tant que première femme à entrer au Rock’n’Roll Hall of Fame en 1987, le remplaceme­nt au pied levé de Luciano Pavarotti pour l’aria Nessun dorma pendant la cérémonie des Grammy Awards en 1998, à 56 ans… Chaque apparition suscite acclamatio­ns interminab­les et larmes furtives, dont celles de Barack Obama. Surtout, aucune interprète ne peut plus échapper à sa voix et à son art, comme les Beatles pour les songwriter­s ou Carlos Gardel pour le tango. Si l’on veut chanter de la soul, Aretha Franklin est la boussole.

Aretha transforme la jeune musique soul, volontiers ouatée ou au contraire résolument va-de-la-gueule, en un idiome profond, consistant, disert, aussi séduisant que sérieux

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Lors de la session d’enregistre­ment de l’album This Girl’s in Love with You dans les studios d’Atlantic Records à New York, le 10 janvier 1969

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