Reportage Tunisie
COMMENT SE PORTE LA SOCIÉTÉ TUNISIENNE sept ans après le Printemps arabe et la révolution de jasmin qui avait évincé du pouvoir le dictateur Ben Ali ? Quelle est la place des femmes dans le pays aujourd’hui ? Comment y est désormais considérée la communau
Comment se porte la société tunisienne sept ans après le Printemps arabe ?
L’ATMOSPHÈRE EST IRRESPIRABLE CE SAMEDI APRÈS-MIDI DE JUIN DANS LES RUELLES DU CENTREVILLE DE TUNIS. L’avenue Habib-Bourguiba, du nom du fer de lance de l’indépendance tunisienne, est désertée. Cette fois pourtant, ce n’est pas en raison du souffle chaud du sirocco. Ce jour-là se déroule le huitième de finale de la Coupe du monde de football qui oppose la France à l’Argentine. Eliminés prématurément, les Tunisiens n’ont d’yeux que pour les Bleus. Dans le quartier central de Lafayette, à la terrasse du Ben’s Café, des centaines de Tunisois suivent cette rencontre haletante dans un silence religieux.
Parmi la foule se trouve Mohamed Guediri, enfant du quartier situé au nord de l’avenue Habib-Bourguiba : “Lafayette, je le connais comme ma poche ! Lors de la révolution tunisienne, tous les gens de l’avenue Bourguiba venaient se réfugier dans mon quartier. C’était très chaud !” Sept années et demie séparent le 14 janvier 2011, jour de la chute du gouvernement Ben Ali, et notre entretien, pourtant Mohamed se rappelle de chaque détail. “J’étais au coeur des manifestations. On était surmotivés pour chasser Ben Ali du pouvoir et enfin faire des choses positives pour notre pays”, raconte-t-il en nous guidant dans les rues du centre-ville.
“Le rêve de l’Europe continue d’habiter une population qui ne croit plus aux lendemains qui chantent promis en 2011 par la révolution”
Visage émacié et cheveux courts, Mohamed est serein derrière ses lunettes de soleil. Lorsqu’il les enlève, se révèle un regard lourd pour un jeune homme de 27 ans.
“La veille du 14 janvier, mon voisin, un ami d’enfance, a été pris pour cible par un sniper”, raconte-t-il. Le jeune homme s’est effondré sous ses yeux. Mohamed était, dit-il, un “rappeur révolutionnaire, recherché par la police”. Sa page Facebook a été censurée par le régime dictatorial de l’époque. La révolution a acté pour lui le départ d’une nouvelle vie. Il a laissé tomber le hip-hop, “une musique devenue trop commerciale”, et décidé de consacrer son temps à aider la jeunesse tunisienne “sur le terrain”. Puisque c’est désormais possible en Tunisie,
AKRAM BELKAÏD, JOURNALISTE TUNISIEN
et du Congrès pour la République (deux partis sociauxdémocrates), mais elle peine à s’organiser. La société civile prend alors le relais. “Je continue de garder espoir, explique Bochra, car on arrive quand même à faire bouger les choses.” La jeune femme cite avec fierté l’exemple de la loi proclamée en février contre les violences faites aux femmes. “Elle a comblé tous les vides juridiques qui demeuraient, comme le viol conjugal qui n’était pas encore considéré comme tel, ou le harcèlement de rue qui n’était pas pris en compte.” Soudain, elle marque un temps d’arrêt, gênée par la venue du serveur. Elle reprend finalement : “Il faut maintenant que les Tunisiennes soient au courant que la loi existe, qu’elles comprennent que certains comportements masculins à leur égard ne sont plus normaux.” Pour ce faire et pour promouvoir ce projet de loi, l’association de Bochra a entrepris, au début de l’année, une grande tournée dans toute la Tunisie à la rencontre des femmes, dans des foyers universitaires, des centres d’hébergement de femmes victimes de violences mais aussi dans des prisons.
“Cette tournée, on l’a réalisée en partenariat avec la société de distribution du film La Belle et la Meute, qui a été présenté au Festival de Cannes l’année dernière.” Inspiré de faits réels, le film de Kaouther Ben Hania raconte le calvaire de Meriem Ben Mohamed, qui avait porté plainte après avoir été violée par des policiers et s’était retrouvée accusée d’atteinte à la morale au point de risquer la prison. Le calvaire évoqué dans le film ne concerne dès lors pas tant le viol mais son chemin de croix face à l’administration qui tente d’étouffer le scandale. “Les retours que l’on a eus furent très puissants”, raconte Bochra. Elle marque une nouvelle pause, comme si elle revivait ces instants partagés avec ces nombreuses femmes qui ont accepté de témoigner : “Beaucoup s’identifiaient au personnage du film. On a pu assister
“Habib Bourguiba a rapidement instauré un ‘féminisme d’Etat’ mais on s’est vite rendu compte que c’était une stratégie politique plus qu’un acte fort” BOCHRA TRIKI, 30 ANS, MILITANTE FÉMINISTE
à une véritable libération de la parole. Les hommes n’étaient pas admis dans nos discussions, on a insisté là-dessus car on voulait que les femmes ne se sentent pas gênées. La voix ne se libère absolument pas de la même manière dans ces conditions-là.”
Si les droits des femmes évoluent à pas de loup dans le plus petit pays du Maghreb, les conditions de vie des minorités LGBT restent, elles, le gros point noir du pays. En effet, l’article 230 du Code pénal de 1913 ( alors que le pays se trouvait sous protectorat français – ndlr) prévoit jusqu’à trois ans de prison pour sodomie entre adultes consentants dans sa version en français. La version en arabe, qui fait loi, vise l’“homosexualité féminine ou masculine”. Le maintien d’une pratique barbare, épinglée par le conseil des droits de l’homme de l’ONU en 2016, illustre le chemin qu’il reste à accomplir : le test anal.
Cette lutte pour les droits des homosexuels est menée notamment par l’association Shams, qui a obtenu, le 18 mai 2015, son visa d’autorisation pour son activité ayant pour but de “dépénaliser l’homosexualité en Tunisie”. Son président, l’avocat Mounir Baatour, nous reçoit dans son cabinet, situé dans un quartier résidentiel du nord de Tunis. Signifiant “soleil” en arabe, le nom de l’association fait aussi référence au mystique soufi Shams ed Dîn Tabrïzï, et son logo représente deux derviches tourneurs en train de virevolter. Maître Baatour ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque le test anal, cette “aberration qui n’a aucun valeur scientifique. C’est un examen pratiqué par les médecins légistes sur ordre de la police ou de la justice qui consiste à introduire des objets et le doigt du médecin dans l’anus de l’accusé pour vérifier sa soi-disant marge anale et dire si la personne est habituée ou non à la pénétration anale”.
En 2013, Mounir Baatour a été condamné à trois mois de prison ferme. Assis derrière son bureau, il raconte d’une voix claire et posée : “A l’époque, j’étais président du Parti libéral tunisien (petit parti d’opposition – ndlr) et nous publiions régulièrement des communiqués contre le parti au pouvoir, Ennahdha. Les services de police ont pris mon copain en filature, ils l’ont arrêté et l’ont torturé. Il était jeune et il n’a pas tenu : il a fini par avouer tout ce qu’on lui demandait. Ils lui ont réalisé ce test anal et, bien que j’ai nié en bloc, ils ont retenu toutes les charges contre moi.” L’émotion lui serre alors la gorge, mais il tient à poursuivre : “Après la prison, j’ai fait une dépression, je prenais des antidépresseurs, des somnifères… J’avais perdu toute sensation de la réalité. La seule chose qui m’a permis de m’en sortir, c’est ma volonté de me battre contre cet article 230 qui doit être le combat de chaque défenseur des droits de l’homme.”
Les objectifs de Shams sont multiples : encadrement psychologique, matériel et moral des minorités sexuelles, prévention du suicide, sensibilisation aux maladies, etc.
En 2017, l’association s’est vue remettre par la maire de Paris, Anne Hidalgo, la médaille de la ville. Une belle récompense pour Shams, dont les actions coup de poing, comme l’outing sur internet de chaque médecin pratiquant le test anal, puisent leur inspiration chez Act Up. Le combat n’est pour autant pas terminé. Mounir Baatour nous rappelle qu’en 2018 “les personnes LGBT en Tunisie n’ont pas les mêmes droits que les autres citoyens. Nous sommes des sous-citoyens qui n’avons pas accès à la justice.”
Il nous raconte pour illustrer son propos cette histoire sordide datant du 8 juin. Ce jour-là, un jeune homme matche sur l’application de rencontre gay Grindr. Lors de la rencontre IRL, l’autre homme lui montre sa carte de police puis appelle deux de ses amis qui vont torturer le jeune homme et le sodomiser à l’aide d’une matraque. Après plusieurs heures, il réussit à se libérer. “Le lendemain, il est allé se plaindre à la police, explique
“Les services de police ont arrêté et torturé mon copain. Il n’a pas tenu et fini par tout avouer. Ils lui ont réalisé un test anal et, bien que j’ai nié en bloc, ils ont retenu toutes les charges contre moi”
MOUNIR BAATOUR
maître Baatour. Mais il a finalement été inculpé pour homosexualité et la police a voulu le contraindre à faire un test anal. Escorté vers le légiste, il a finalement réussi à fuir une fois à l’hôpital. Comme il avait un visa, il a quitté le pays pour la Belgique. Des histoires comme celle-là, j’en entends chaque semaine…”
L’avocat porte un regard plus critique sur cette Tunisie post-révolution que Mohamed Guediri ou Bochra Triki :
“La révolution n’a pas été effective pour les homosexuels, au contraire. Le nombre d’arrestations et d’emprisonnements a augmenté. Actuellement, 196 personnes sont emprisonnées en Tunisie parce qu’elles sont homosexuelles. Jusqu’à la révolution, on nous disait de nous cacher mais on paie des impôts, on vote, nous avons droit à l’accès aux soins, à l’éducation, au logement ou au travail !
On ne veut plus vivre comme des rats dans les égouts !” Pourtant, il ne compte pas baisser les bras dans la poursuite de cette transition démocratique. “Est-ce que nous avons le choix ?, interroge l’avocat. Se taire, c’est acter que les choses ne bougeront plus.” L’ancien rappeur contestataire accepte, lui, de reconnaître que “de l’ancienne période”, il “regrette le pouvoir d’achat et l’absence de terrorisme”, alors que la Tunisie était jusqu’en 2017 le pays qui fournissait le plus de soldats à l’organisation Etat islamique. Pour Bochra Triki, il est clair qu’“il y a de nombreux nostalgiques de l’ancien régime qui sont prompts à sortir la carte du c’était mieux avant”. Mais pour celle qui s’apprête à accueillir cent trente artistes féminines internationales à Tunis du 6 au 9 septembre, c’est le volet économique, avec des prix qui ont parfois quadruplé depuis la révolution, sans que le niveau de vie suive, qui serait la cause de bien des maux. Le tourisme tunisien porte encore les stigmates des attaques terroristes du musée du Bardo, le 18 mars 2015, et de l’attentat de Sousse, le 26 juin de la même année.
La révolution de janvier 2011 a beau avoir ouvert la voie à une refondation de l’Etat et de ses institutions, il reste encore en Tunisie beaucoup de résistances avant de parvenir à une stricte égalité des droits pour tous les citoyens, notamment les minorités LGBT. Malgré le poids du chômage qui accable sa jeunesse (entre 30 % et 40 % des jeunes diplômés tunisiens n’ont pas d’emploi), le pays peut s’appuyer sur un maillage associatif qui a repris goût à la liberté.