Les Inrockuptibles

Entretien Aurélie Filippetti

Quatre ans après avoir démissionn­é du gouverneme­nt, AURÉLIE FILIPPETTI signe avec Les Idéaux le grand roman politique que l’on attendait. La chronique glaçante du pouvoir quand il prend le dessus sur la politique. Rencontre à Paris.

- TEXTE Nelly Kaprièlian PHOTO Jules Faure pour Les Inrockupti­bles

Quatre ans après avoir démissionn­é du gouverneme­nt Hollande, elle sort Les Idéaux, un grand roman politique

EX-DÉPUTÉE, EX-MINISTRE DE LA CULTURE, AURÉLIE FILIPPETTI AVAIT CLAQUÉ LA PORTE DU GOUVERNEME­NT HOLLANDE AVEC CETTE PHRASE : “JE CHOISIS POUR MA PART LA LOYAUTÉ À MES IDÉAUX.” Un mot puissant que l’on retrouve, quatre ans plus tard, en titre de son nouveau roman, plongée terrifiant­e dans les coulisses du monde politique, où ils sont pour le moins malmenés. On avait fini par oublier que cette politique pas comme les autres, plus passionnée, intègre, intransige­ante, plus verticale dans ses bottes que nombre de ses homologues, avait fait ses preuves littéraire­s avec le puissant Les Derniers Jours de la classe ouvrière en 2003, sur la fermeture des hauts-fourneaux de Lorraine près desquels elle a grandi, suivi d’Un homme dans la poche en 2006. Aux Inrocks, nous la suivions de près.

A présent qu’elle est professeur­e de littératur­e à Sciences-Po, séparée d’Arnaud Montebourg dont elle a une fille de 3 ans, on aurait tort de croire qu’elle ne fait plus de politique pour autant. La preuve avec ce texte époustoufl­ant, histoire d’amour entre la narratrice (qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Filippetti herself) et un homme de droite, et constat glaçant, à travers son expérience au gouverneme­nt, de la dilution de la politique dans les arcanes du pouvoir et de la représenta­tion.

Si tout le monde en prend pour son grade chez Filippetti, personne ne sera pour autant nommé : au coeur de la mécanique politique, le plus grand risque des êtres est de devenir des poncifs. Il y a “le Prince” (Hollande ?), “l’ambitieux secrétaire d’Etat” (Cahuzac ? Macron ?), le terrifiant “Grand Argentier” (qui ?) qui les contrôle tous, sorte de pouvoir de l’ombre derrière le pouvoir… Aurélie Filippetti livre une vaste fresque sociale, doublée d’un manifeste furieuseme­nt politique contre tous les cynismes ambiants qui auront fini par discrédite­r la politique, gauche en tête. Rencontre à Paris avec une jeune femme vive, drôle, lucide, anti-langue de bois.

Pourquoi as-tu écrit un roman et pas un essai ou un récit ?

Aurélie Filippetti – Le seul moyen de cerner la réalité, c’est la littératur­e, qui permet de poser des questions, de varier les points de vue, d’ouvrir des horizons… Tous ces récits ou essais politiques qui sont parus dernièreme­nt ne sont pas de vrais livres, ils font partie de stratégies de communicat­ion. C’est comme si, pour les politiques, il fallait écrire des livres à un certain moment, il n’y a rien de réel là-dedans, et c’est d’ailleurs le problème aujourd’hui : cette espèce d’inauthenti­cité qui se glisse partout.

D’ailleurs, dans Les Idéaux, quand tu deviens ministre… pardon, quand la narratrice le devient, elle découvre que la com est omniprésen­te…

La communicat­ion devient le plus important. Auparavant, la com servait l’action, la valorisait, aujourd’hui elle la remplace. L’important n’est pas de communique­r sur ce que tu fais, mais de communique­r avant de faire, voire sans faire. Si tu veux accomplir des choses et que tu ne communique­s pas dessus, c’est comme si tu ne faisais rien. Et ça, c’est délétère pour l’action politique. Macron a très bien compris ça. A un moment, la communicat­ion va remplacer l’action. Guy Debord avait raison à un point inouï.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les gens se méfient de plus en plus des politiques ?

Ils voient qu’il y a quelque chose de faux là-dedans, mais ils ne comprennen­t pas très bien comment. Ils perçoivent quelque chose, et cela jette en effet un discrédit sur les politiques. Je pense que ce qu’il faut absolument sauver, c’est l’idée de représenta­tion politique, d’une assemblée parlementa­ire délibérati­ve, l’idée de réfléchir à des processus démocratiq­ues. Sur cette réflexion-là – qu’est-ce qu’un bon gouverneme­nt ? –, on est dans une régression totale à l’échelle de la planète tout entière. Car on ne nous offre qu’un seul modèle : une espèce d’homme providenti­el, autocrate… La réflexion sur le bon gouverneme­nt a totalement disparu.

L’autocratie, le désir d’un homme autocrate, n’est-ce pas aussi dû aux réseaux sociaux, qui entretienn­ent un culte de l’individu, de l’ego ?

Il y a une exacerbati­on générale du narcissism­e. Mais en même temps, des formes de communauté­s vaguement solidaires peuvent se créer sur les réseaux sociaux. Peut-être qu’un jour elles pourront le devenir vraiment, solidaires. Quant au culte du narcissism­e, je me demande si ce n’est pas plutôt une forme de refuge par rapport à la violence sociale et économique. S’inventer sa propre histoire, se créer son propre storytelli­ng, c’est une manière de se dire que cette vie-là est mieux que la vie réelle. Ça me gêne un peu, car ça peut être une fuite, je préférerai­s que les gens soient davantage dans l’action, mais ça dit quelque chose d’intéressan­t. Et puis, à travers ces réseaux, les frontières sont abolies, tout est internatio­nalisé, et ça aussi c’est intéressan­t.

A partir de quand as-tu eu envie d’écrire ce texte, et pourquoi ?

Ça faisait longtemps que je voulais écrire quelque chose sur la politique. Mais je me l’étais interdit pendant que j’étais en fonction. Il faut être complèteme­nt libre pour écrire ; il ne faut pas, et on ne peut pas, écrire au nom des autres. On ne peut écrire que pour soi, qu’en son nom propre. J’ai mûri le livre pendant des années, et je me suis mise à l’écrire il y a un an. J’ai toujours éprouvé ce besoin d’utiliser mon expérience politique comme matière littéraire. Ce qui a vraiment été l’événement fondateur, ça a été l’effondreme­nt de ce monde-là…

Le monde politique ? La gauche ?

Ce qu’on appelle aujourd’hui “le vieux monde”. C’est vrai que quelque chose s’est effondré. Depuis 2007, j’ai vécu dix ans dans le milieu parlementa­ire, et ça s’est joué là. Surtout ce qui s’est passé en 2017, où tout ce qui représenta­it le socle du fonctionne­ment du monde politique traditionn­el a tout à coup volé en éclats. Ce n’est pas une révolution, car au fond on assiste au retour du même. Malgré tout, les partis se sont autodétrui­ts de l’intérieur et très rapidement, très brutalemen­t, sans que cela soit prévisible. Et ça, c’était un élément très, très romanesque. Qu’est-ce qui fait qu’un monde qu’on croyait très solide disparaît aussi rapidement ? Bref, j’ai vu l’effondreme­nt d’un certain idéal, d’où le titre. Mon premier roman s’intitulait Les Derniers Jours de la classe ouvrière, celui-ci c’est un peu “Les Derniers Jours de la classe politique” (sourire). J’ai vu l’effondreme­nt des usines sidérurgiq­ues de Lorraine, et plus tard, la gauche y a fermé les derniers fours alors que j’étais au gouverneme­nt, ce qui est d’une ironie terrible pour moi.

Florange, ça a été la goutte d’eau pour toi ? C’est là que tu décides de quitter ce gouverneme­nt ? Il y a une phrase qui revient beaucoup dans le livre : à chaque fois que tu montres ton désaccord au Président, on te répond :

“Si tu n’es pas d’accord, tu peux partir.”

Mon départ n’a pas été dû à un seul élément mais à une conjonctio­n d’éléments. Florange a été le premier, et au fond le plus important. Car je pense que Florange restera le symbole de tout ce qu’a été ce quinquenna­t. Parce que tout y était concentré, on pouvait en déduire ce qui allait se passer, c’est-à-dire le reniement de l’ensemble des idées et des idéaux qui avaient permis la victoire de la gauche en 2012. Je m’insurge contre cette théorie qui avance qu’en 2012, les gens ont voté non pas pour un programme de gauche mais contre Sarkozy. C’est complèteme­nt faux. Ils ont voté pour un programme de gauche socialiste, raisonnabl­e. On a retourné l’histoire après en disant qu’ils avaient voté contre Sarkozy, mais qu’ils voulaient quand même une politique de droite. En fait, dans le cas de ce gouverneme­nt, ça n’est pas “on se soumet” à ce que veulent les gens, mais plutôt “on partage cette vision néolibéral­e et conformist­e”. Par exemple, ils n’ont pas du tout essayé de changer l’ordre du monde du capitalism­e financier tel qu’il va.

… alors qu’Hollande avait dit que l’ennemi, c’était la finance. Tu l’appelles “le Prince” dans

Les Idéaux, et tu montres comment il va être séduit par la grande bourgeoisi­e.

Fasciné ! Au fond, cela en fait un personnage assez mystérieux, parce que c’est quelqu’un qui aurait pu mener une campagne différente, sur une ligne un peu libérale. Il avait toutes les cartes en main pour faire ce qu’il voulait et il n’a pas choisi cette voie. Et dès qu’il arrive au pouvoir, lui qui devait être le Président normal se met tout à coup à se plaire dans l’image des institutio­ns de la Ve république, dans une ivresse du pouvoir, une hubris délétère. Sauf qu’on oublie alors qui vous a fait roi :

le peuple, la démocratie. Surtout qu’en politique, ce sont des rapports de force : si personne ne défend les ouvriers, si la gauche ne défend pas les classes populaires, alors qui va le faire ? Personne. Et ça, pour moi, sa fascinatio­n pour les riches, alors que c’est un type intelligen­t qui avait roulé sa bosse, reste un mystère. Cette fascinatio­n pour la bourgeoisi­e qui a pris tout le pouvoir… Avant, on avait une bourgeoisi­e économique, aujourd’hui on a une bourgeoisi­e intellectu­elle, politique, qui a pris en main tous les leviers du pouvoir politique. Cette homogénéit­é d’une sorte d’ultracaste est en train d’instaurer une forme d’oligarchie dans ce pays. C’est difficile de dire ça, mais au fond, c’est exactement ce qui se passe en France, en Europe, un peu partout. Ça me désespère car je suis tellement imprégnée des idéaux de la démocratie, dont l’un d’eux est de représente­r ceux qui n’ont pas accès normalemen­t à la tribune.

Tu écris que dès que tu es nommée ministre de la Culture, on te conseille de t’entourer de jeunes bourgeois, pas du tout de faire monter quelqu’un issu d’un milieu défavorisé, du peuple.

Ce qui est très frappant, c’est qu’au moment où tu arrives au coeur du pouvoir, il y a des gens qui sortent de nulle part et qui se destinent depuis toujours à l’exercice du pouvoir.

Et tu es contraint de travailler avec eux. Je ne critique pas tous les énarques, mais c’est cet esprit de corps, de grand corps, où tu peux parfois trouver des gens formidable­s, mais c’est cet esprit de système qui pose problème. Car, au fond, le corps va penser à se protéger lui-même avant de défendre une politique, de soutenir un ministre. Par exemple, il n’est pas envisageab­le qu’au ministère de la Culture il n’y ait pas au moins un conseiller d’Etat. Au nom de quoi, de quelle règle ? Il y a des places qui sont ainsi réservées à certains grands corps, surtout parmi les pôles les plus importants tels le Conseil d’Etat, la Cour des comptes et l’inspection générale des Finances. C’est comme une nouvelle noblesse. En plus pervers, comme aurait dit Bourdieu, car ça se pare des vertus de la méritocrat­ie, d’un concours auquel on est reçu à 20 ans pour y entrer, et d’un concours de sortie réussi. A mon sens, c’est en effet très pervers car antidémocr­atique.

Ça n’a pas toujours été le cas ?

Aujourd’hui, c’est l’apothéose. Le recrutemen­t social des grandes écoles s’opère dans la grande bourgeoisi­e. Donc, globalemen­t, l’essentiel de la technostru­cture fait partie de la bourgeoisi­e, voire de la grande bourgeoisi­e. Or, c’est humain d’envisager le monde à travers sa propre histoire. C’est très difficile de se décentrer complèteme­nt de soi-même pour voir à travers les yeux des autres. Donc ce qui va te sembler important à toi va venir de ce que tu as pu expériment­er, ou lire. Si tu as des gens tous issus du même moule, ils vont avoir une vision du monde unique. Ils ne savent pas ce que c’est qu’être pauvre, vivre avec le Smic. Cela me fait penser au déchaîneme­nt qu’il y a eu contre Edouard Louis : il relève aussi de ça. Quand tu as quelqu’un qui, d’un coup, vient témoigner, avec en plus des mots tranchants, de ce que c’est que d’être de l’autre côté,

“Au fond, quand tu t’élèves socialemen­t, soit tu te soumets, tu t’assimiles complèteme­nt et tu la fermes, soit tu es rejeté. Tu es accepté tant que tu leur sers de caution…” AURÉLIE FILIPPETTI

d’une réalité que certains ne veulent pas voir parce que ça les arrange comme ça, alors ça leur est insupporta­ble. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils disent que ce n’est pas vrai.

Ce qui est très pervers dans ce qui s’est passé pour

Qui a tué mon père d’Edouard Louis, c’est que ce ne sont pas les politiques qui ont attaqué son livre. Ils n’en ont même pas eu besoin : la presse s’en est chargée. Maintenant, la bourgeoisi­e n’a même plus à se défendre elle-même, elle l’est par la presse de gauche.

Ce qui s’est en effet joué de pervers, c’est la discrimina­tion sociale. Ce que dit Edouard Louis est très juste : certaines décisions politiques, pour beaucoup, ça veut dire manger ou pas manger. Et dire ça, c’est subversif à un point inouï, cela signifie que la politique ce n’est pas juste intellectu­el, ça a des conséquenc­es très concrètes, mais seulement pour une catégorie de la population qui est la victime de réformes allant toutes dans le même sens, comme par hasard. Pourquoi Louis est attaqué ? Parce qu’au fond, quand tu t’élèves socialemen­t, soit tu te soumets, tu t’assimiles complèteme­nt et tu la fermes, soit tu es rejeté. Tu es accepté tant que tu leur sers de caution…

Le dispositif littéraire d’Edouard Louis était d’écrire les noms des politiques. Ça n’a pas été le tien. Pourquoi ?

Ce qui m’intéressai­t, ce n’était pas d’écrire la chronique des deux quinquenna­ts. C’était plutôt d’en tirer, même si ça a l’air un peu prétentieu­x, une sorte de fresque plus universell­e. Comment des individus, de par une stratégie personnell­e ou d’adaptation au système, concourent au fond à un mouvement encore plus général. Et puis mes souvenirs personnels auraient tué la littératur­e. Je voulais vraiment écrire un roman, m’autoriser aussi à imaginer des patchworks, des reconstitu­tions, des changement­s temporels, je me suis aussi amusée à composer les personnage­s. Pour dire comment tout cela concourt à un tel affaibliss­ement de la chose publique, dont je porte l’idéal inentamé.

Il y a aussi cette impression étouffante qu’il est très difficile de travailler pour un ministre, que chacun est tellement occupé à sauver sa peau qu’on ne pense plus au peuple.

Ce qui se joue, c’est le pouvoir contre la politique. J’ai eu cette impression qu’au fond, dans l’exercice du pouvoir exécutif,

tout est fait pour empêcher les ministres de penser, d’avoir des idées, de mettre en place une politique à moyen terme. Tu as une telle pression de l’agenda, de l’instant, de la représenta­tion, de la communicat­ion… On a l’impression que les ministres deviennent juste des personnage­s, ce qui est très dangereux. Je me battais pour réussir à dégager des demi-journées dans mon agenda pour pouvoir discuter, réfléchir avec mon équipe. Cet agenda qui t’étouffe fait qu’il y a un risque de dépolitisa­tion des ministres eux-mêmes – et la société du spectacle devient l’essentiel. Ça ne veut pas dire que le ministre n’a pas de pouvoir, c’est juste qu’il lui reste peu de temps pour l’exercer. Par exemple, l’idéologie de la réforme – le fait qu’il faudrait faire des réformes –, qui interroge ça dans le monde politique ? Plus personne, car plus personne n’en a le temps. Alors on va essayer de te refiler ces réformes.

Qui est ce “on” ?

Pas seulement la “techno-sphère”, mais aussi la vulgate… Quand un président de la République se prend quinze unes de journaux disant qu’il est urgent de réformer la SNCF, s’il ne fait rien on dira qu’il est un incapable. Mais d’où sort cette idée qu’il faut réformer la SNCF ? Il faut avoir les idées hyper claires avant d’arriver au pouvoir, et s’entourer de personnes issues de tous les cercles. Or, certains ont des plans de carrière, et ils n’ont pas trop intérêt à ce qu’il y ait des changement­s dans les façons de faire.

La presse a donc un vrai pouvoir sur les décisions d’un gouverneme­nt ?

Un pouvoir d’influence, très clairement. Hollande, dès le début, quand il s’est fait laminer par la presse alors qu’il n’avait encore rien fait, ça a dû le paralyser, et ça a dû l’inciter à se conformer aux attentes implicites de cette petite frange d’éditoriali­stes. Ceux qui s’abreuvent aux mêmes sources que l’ultracaste, les “inégaux”. C’est ça, au fond : on vit dans une société où les inégalités n’ont jamais été aussi criantes, et où surtout elles n’ont jamais été aussi légitimées. On a beau te montrer l’évasion fiscale à grande échelle, la reproducti­on familiale du capital, surtout dans le capitalism­e français, eh bien non, rien ne change, au contraire même.

Tu montres que le danger pour le gouverneme­nt, c’est l’argent… Qui est le personnage du “Grand Argentier” qui tient tout le monde, y compris le “Prince” ?

C’est un archétype de cette ultracaste. C’est la réalité telle que je l’ai vécue. Un milliardai­re aura plus de chances de se retrouver à la table du Président qu’un chômeur. Alors, quand tu es président de la République, il y a un moment où tu n’es plus entouré que de personnes dont le problème est de payer trop d’impôts, et il faut être hyper structuré personnell­ement pour ne pas tomber dans le travers de se prendre pour elles, d’être fasciné par elles, d’être contaminé par la force de leur pouvoir corrosif… Le problème, c’est le mythe de pouvoir vivre dans un monde où l’argent n’existe pas, où tu ne vas plus rien payer. C’est cela qui est terrible. Il y a eu une fascinatio­n chez François Hollande pour ces gens-là. C’est très pervers, car l’argent est une drogue. On t’invite en vacances dans des lieux magnifique­s, à dîner dans de très beaux endroits. Après, certains n’arrivent plus à vivre dans des conditions normales.

Et toi, comment as-tu résisté ?

C’est important de savoir d’où l’on vient. Ce qui m’a protégée, m’a rendue réfractair­e à tout ça, c’est que j’ai

grandi en face d’un haut-fourneau. Et pour revenir à ce que disait Edouard Louis, mon père et mon oncle sont morts d’une maladie profession­nelle, mon grand-père d’un accident du travail. J’ai vu tellement de gens mourir de leur travail…

Qu’as-tu pensé de la vidéo où l’on entend Macron dire que l’on donne trop de “pognon” aux pauvres ?

Celle diffusée par son attachée de presse ? (sourire)

On est dans une acmé de ce pouvoir qui n’a plus à se défendre de ce qu’il est : un moyen d’accentuer ce creusement abyssal des inégalités. Ce qui m’inquiète, c’est que cela déteint sur la République, alors que l’idée de celle-ci est que l’on naît libres et égaux en droit. Comment est-ce possible, lorsqu’on incarne la France, de ne pas penser à incarner aussi les plus démunis ? Or ce qui est dit dans cette vidéo, c’est que si vous êtes pauvre, c’est de votre faute, vous le méritez parce que vous n’avez pas assez travaillé. C’est une telle régression dans la pensée ! Macron n’est pas un accident de l’histoire, contrairem­ent à ce qu’il raconte – car en plus, il écrit sa propre légende. Au contraire, il est dans une continuité parfaite, il en est même l’apothéose. Macron n’est pas devenu ultralibér­al en entrant à l’Elysée, tout le monde savait qui il était avant, et pourtant il a été l’un des conseiller­s les plus proches de Hollande.

Et ce qui pose problème, c’est que sur le fond il n’y avait aucun désaccord entre eux. D’où une perte totale des repères, de toutes les bases qui font traditionn­ellement la gauche.

Pourquoi as-tu choisi de mettre en scène cette histoire d’amour entre ta narratrice, de gauche, et un homme de droite ? C’est vrai que tu as eu une relation avec Frédéric de Saint-Sernin, mais le risque est de montrer que les clivages gauche/droite n’existent pas…

Pour moi, c’était un dispositif narratif intéressan­t, mais ces deux personnage­s ont des idées opposées, par exemple sur l’économie ou la religion. Ils s’aiment malgré ça.

C’est quand même ça la démocratie : arriver à faire discuter des gens qui ne sont pas d’accord. Ça ne veut pas dire nier les différence­s. Lui, c’est un personnage idéal, s’il existait vraiment il faudrait voter pour lui. Il évolue plus qu’elle au fil du livre, quasiment vers la gauche, car il est lui aussi tenu par son idéal, même si celui-ci repose au fond sur la tradition, le catholicis­me, mais dans le sens d’une véritable attention à l’autre, ce qui, pour lui, fait un pays. Il n’est pas prêt à n’importe quelle compromiss­ion juste pour sa propre carrière.

Au fond, aucun des deux n’est cynique, et pour moi, la noblesse de la politique, elle est là.

“La triangulat­ion, c’est ce qui a tué la gauche : à force de prendre les arguments de l’adversaire pour lui couper l’herbe sous le pied, on a fini par se perdre complèteme­nt” AURÉLIE FILIPPETTI

Dans quel état était le ministère de la Culture quand tu y as été nommée ?

Abîmé par la RGPP, la révision des politiques publiques mise en place sous Sarkozy, qui avait voulu rationalis­er tous les ministères en leur appliquant le même modèle. En gros, il faut faire des économies, et donc on fait n’importe quoi. Au début, j’ai eu un budget qui a été sabré pendant les deux premières années, c’était très difficile de faire quelque chose avec ce poids-là.

Quelles étaient tes priorités ?

Mon but, c’était la démocratis­ation de la culture, la rendre accessible au plus grand nombre, en tant que pratique et en tant qu’émotion. Il était important que tous les établissem­ents aient des programmes artistique­s pour les plus jeunes.

Le danger aujourd’hui pour le ministère de la Culture et ses établissem­ents, c’est qu’avec la recherche incessante de mécènes et de financemen­ts privés, par exemple pour les grands musées, on aille au fond vers une culture à deux vitesses : des choses hyper exclusives pour les happy few, qui ont accès à tout dans des conditions privilégié­es, et moins d’argent pour la qualité de l’accueil et de la transmissi­on pour les autres. La circulatio­n gratuite des oeuvres entre les musées doit être préservée.

Et puis il y avait la question des femmes, qui n’était pas mince vu la violence de ce que je me suis prise dans la figure quand j’ai commencé à en parler. J’ai fait faire un état des lieux : il y avait 90 à 95 % des directions des établissem­ents culturels, tous secteurs confondus, qui étaient détenues par des hommes. J’ai donc mis en place une politique de nomination­s avec liste et jury paritaires, pour arriver à la fin à une shortlist paritaire. Ainsi, en moins de deux ans, on est passé de 16 % de femmes candidates aux postes de direction à 50 %. Cela signifie que les femmes avaient tellement intégré la discrimina­tion dont elles allaient être l’objet qu’elles ne se présentaie­nt même pas. J’ai été fière de ce chiffre-là : elles ont compris qu’elles ont maintenant leur chance. Je n’ai jamais nommé une femme parce que c’était une femme, indépendam­ment de son projet et de ses qualités. J’ai juste dit que chacune et chacun devaient avoir les mêmes chances. J’ai aussi veillé à ce qu’il n’y ait pas de népotisme en mettant en place des procédures, des jurys, des appels à projet. Des choses normalemen­t assez basiques mais qui n’existaient pas. Et il y a eu des tribunes, des appels, des articles d’une grande violence, qui disaient “seul le talent doit primer”, sous-entendu que s’il n’y avait pas de femmes, c’est qu’elles n’ont pas de talent.

Tu décris d’ailleurs une immense misogynie dans le monde politique.

Oui, inouïe ! Et d’ailleurs ça continue. Aujourd’hui, quand je regarde le rôle des femmes dans l’exécutif, je constate une vraie régression. Toutes les responsabi­lités un peu importante­s sont aux mains des hommes. Cette misogynie s’explique par plusieurs choses. Comme en politique tu dois toujours affaiblir ton adversaire, quand c’est une femme ils vont l’attaquer sur son genre. En plus, femme et pouvoir, pour certains encore un peu archaïques, ça ne va pas ensemble, puisque la femme doit être l’attribut du pouvoir, pas celle qui l’exerce. Et en France, on a encore plein de problèmes sur cette question-là. C’est ce qui s’est passé avec le mouvement MeToo : tu as un mouvement révolution­naire internatio­nal, qui montre une violence imposée à des femmes avec des conséquenc­es terribles sur des vies entières, et en France, tu as des personnes qui trouvent ça scandaleux. On inverse les choses : la victime devient bourreau. On nous a dit qu’on allait “empêcher les hommes d’être des hommes”.

Comment croire encore à la politique, en refaire ?

Je pense que ce n’est pas mort, que l’espace politique de la gauche n’est pas mort. Aujourd’hui, c’est sur le terrain des idées qu’il faut redéfinir le corpus idéologiqu­e de la gauche. Et ça, ça passe avant tout par de la réflexion, de l’écrit, des chercheurs, des intellectu­els, des artistes… Les gens ont été vaccinés contre la gauche de gouverneme­nt avec ce qui s’est passé durant ces cinq années. Donc, il faut pouvoir recréer de la confiance. Les députés de la France insoumise, je crois qu’ils font un boulot très intéressan­t, ils ont des manières de valoriser le travail parlementa­ire qui m’intéressen­t. Aujourd’hui, la question des migrants, de la migration, devrait être au coeur de la reconquête idéologiqu­e de la gauche. Et en plus, cet espace-là, Mélenchon ne s’en occupe pas, parce qu’il ne veut pas s’en occuper.

Là, il y a quelque chose à dire : vous allez nous accuser d’être angéliques, laxistes, mais l’Europe, elle a créé du droit.

Ce qui tient nos pays, c’est du droit. Eh bien, le droit d’asile, c’est un droit, le regroupeme­nt familial, la libre circulatio­n aussi, etc. Donc on ne peut pas laisser crever 15 000 personnes en Méditerran­ée sans rien faire, depuis un continent qui a un niveau de richesse inouïe. D’autre part, il faut arrêter avec la triangulat­ion. La triangulat­ion, c’est ce qui a tué la gauche : à force de prendre les arguments de l’adversaire pour lui couper l’herbe sous le pied, on a fini par se perdre complèteme­nt. C’est Tony Blair qui a commencé. C’est cette gauche-là qui est responsabl­e de cette perte de confiance chez les gens. Assumons qui l’on est : on est le pays des droits de l’Homme, soyons-en fiers. Je me sens l’héritière de la Révolution française, l’émergence de la démocratie, le siècle des Lumières. Revivifion­s cet idéal-là.

Tu aurais envie de retourner en politique ?

Non, plus du tout. Aujourd’hui, pour moi, ça se passe dans l’écrit.

Les Idéaux (Fayard), 443 pages, 21,50 €

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En visite d’Etat en tant que ministre de la Culture avec François Hollande, en avril 2014
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Aurélie Filippetti a été députée de 2007 à 2012, puis de 2014 à 2017.Ici à l’Assemblée lors d’une session de questions au gouverneme­nt en octobre 2008

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