Les Inrockuptibles

WILD AT HEART

- TEXTE Jean-Marc Lalanne PHOTO Louise Desnos pour Les Inrockupti­bles

Sensation du Festival de Cannes, le premier long métrage de CAMILLE VIDAL-NAQUET , Sauvage, effectue une plongée frontale dans le quotidien précaire de jeunes prostitués. Son comédien FÉLIX MARITAUD y entre en symbiose de façon prodigieus­e avec le personnage principal. Entretien avec un duo électrique et sensible.

LA SAUVAGERIE SIED BIEN AU JEUNE CINÉMA FRANÇAIS. L’hiver dernier,

Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico ouvrait en grand les portes de l’imaginaire et dessinait de nouvelles perspectiv­es aux possibles du cinéma d’auteur hexagonal. En cette fin d’été, un autre premier film donne une impulsion neuve et provoque une petite secousse dans le champ représenta­tif du cinéma français. Bien que formelleme­nt très éloigné du premier long métrage de Bertrand Mandico, le film porte un titre qui y fait écho : il s’appelle Sauvage et il y est presque exclusivem­ent question de garçons.

C’est au dernier Festival de Cannes que Sauvage a provoqué par surprise l’adhésion fervente des festivalie­rs qui s’y étaient aventurés. Le film décrit un milieu assez peu représenté dans le cinéma français, celui de la prostituti­on masculine. Pas celle, la plus contempora­ine et “privilégié­e”, qui officie sur les sites d’escorts. Mais la plus précarisée, constituée en large partie de clandestin­s et de vagabonds, celle qui tapine encore à la périphérie des villes, au bord des routes ou dans les sous-bois. Le film pose sur cette population un regard d’une précision ethnograph­ique affutée. Cette petite société masculine à la marge (clients et prostitués) existe dans le film avec une force et une vérité intenses. Et pourtant, lorsqu’on demande au réalisateu­r de Sauvage, Camille Vidal-Naquet, quel fut l’input qui donna naissance au film, il parle tout autant d’une idée de personnage que du désir de cartograph­ier un milieu.

“La genèse du film date d’il y a à peu près cinq ans. C’est à ce moment que j’ai eu l’idée de ce scénario. Mais le personnage vient de plus loin. Il est déjà dans mes courts métrages (au nombre de trois échelonnés entre 2001 et 2016 – ndlr). Il s’agit toujours pour moi de filmer des garçons paumés confrontés à un univers hyper dur.”

Dans Sauvage, cette figure chère au jeune cinéaste, c’est Léo, un jeune homme sur lequel le film délivre très peu d’éléments biographiq­ues. Léo se prostitue, n’a pas de domicile. Son corps est son seul bien, son moyen de subsistanc­e, sa raison sociale. Et en même temps, il en prend très peu soin, lui inflige bien des peines. “Ce qui m’attirait, chez Léo, c’est une forme très pure d’intégrité. Il n’a rien sinon que personne ne décide à sa place de ce qu’il fait. A aucun moment il ne cherche une quelconque forme de salut. Il veut juste vivre sa vie, fût-elle très courte. Il fait le choix de son bien-être de façon quasi animale, même si ce bien-être peut nous paraître d’un grand inconfort. Le film n’essaie pas de glorifier la liberté de ce personnage. Il montre plutôt l’inadéquati­on entre certaines personnes et tous les systèmes qui leur sont proposés.”

Pour raconter cette histoire, Camille Vidal-Naquet a rencontré de nombreux garçons prostitués.

Ils lui ont raconté leurs passes, leur mode de vie, et le scénario est nourri de ces récits. “Certains garçons vivent dans une instantané­ité absolue. Je voyais bien que quand je laissais entendre que je ne comprenais pas qu’on puisse vivre comme ça, avec si peu de cadre, de confort, de sécurité, eux-mêmes ne comprenaie­nt pas qu’on puisse vivre une vie comme la mienne, avec autant de contrainte­s. Souvent, ces jeunes hommes sont assez beaux, ils ont une forme de confiance dans le présent. Un jour ils peuvent dormir dehors et le lendemain dans un luxueux hôtel payé par un client. A 23 ans, l’un d’eux avait déjà vécu dans une dizaine de pays et n’avait pas du tout le sentiment de vivre l’horreur.”

Félix Maritaud est le comédien qui prête ses traits à Léo. Il décrit son personnage comme “un ballon percé qui se vide de son amour. Léo n’a pas d’autre choix que de donner son amour alors que personne ne lui en demande tant. Il fait surgir de la tendresse à des endroits totalement inattendus.” Le jeune comédien est prodigieux dans sa façon de camper des effusions d’amour enfantines, une douceur de petit animal abandonné et une candeur presque inquiétant­e tant la vie aurait dû l’entamer.

On avait repéré Félix Maritaud l’an dernier dans 120 battements par minute, où il interpréta­it un militant radical, campé sur la ligne la plus dure de l’associatio­n Act Up. C’est justement sur le tournage du film de Robin Campillo que l’acteur a eu vent du projet de Sauvage. Le scénario avait été envoyé au comédien principal, Nahuel Pérez Biscayart. “Un jour, j’ai rejoint Nahuel dans la loge maquillage/coiffure et il était en train de lire Sauvage. Je lui ai demandé ce que c’était et il m’a répondu : ‘Un scénario pour toi !’ Après 120 bpm, Nahuel ne voulait pas je crois jouer à nouveau un personnage homosexuel, ni s’investir tout de suite dans un rôle qui sollicitai­t autant son corps. En revanche, il me voyait bien dans le projet et m’a permis de rencontrer Camille.” Camille Vidal-Naquet dit avoir écrit le film sans aucun acteur en tête. Mais sa totale réussite tient à cette symbiose un peu magique entre un rôle et l’acteur qui l’investit, un personnage et le corps qui l’incarne. Le film s’identifie totalement à son personnage, qui fusionne avec son comédien, et les trois forment un organisme aux contours indistinct­s.

Lorsqu’on l’interroge sur le choix de son sujet, mais aussi de son territoire de cinéma, Camille Vidal-Naquet confesse qu’il est le premier surpris que son premier long métrage ait le profil esthétique de Sauvage. “Ma base cinéphiliq­ue, c’est le cinéma d’horreur. J’imaginais que mon premier film serait du côté de la pure imaginatio­n, du cinéma de

“Souvent, ces jeunes hommes sont assez beaux, ils ont une forme de confiance dans le présent. (…) A 23 ans, l’un d’eux avait déjà vécu dans une dizaine de pays et n’avait pas du tout le sentiment de vivre l’horreur” CAMILLE VIDAL-NAQUET

“Si le film est politique, c’est à la façon dont le cinéma peut l’être. En passant du temps avec des personnage­s qu’on ne voit jamais ou presque” CAMILLE VIDAL-NAQUET

genre. Je ne me voyais pas faire un premier film situé dans un univers aussi réaliste et concret que Sauvage.”

Camille est né à Marseille, a migré à l’âge de 12 ans à Dijon. Ses parents sont cinéphiles. Très tôt, il regarde à la télévision le Cinéma de minuit, découvre des classiques. Mais c’est la musique de films qui est le lieu de son premier fétichisme cinéphile. “Enfant, j’étais obsédé par les bandes originales. J’aimais les écouter dans les images en rêvant moi-même à des images. C’est d’autant plus surprenant qu’il n’y a paradoxale­ment aucune musique dans Sauvage.” Adolescent, c’est le fantastiqu­e qui l’aimante. Etudiant en lettres, il fait son master sur les procédés de suspense et de peur dans la littératur­e fantastiqu­e du XIXe (Edgar Poe, Nerval…). Le fantastiqu­e n’est d’ailleurs pas totalement absent de son premier long métrage. Il suffit d’un inquiétant client soupçonné de torturer ses partenaire­s qui rôde tel un loup, ou d’un sous-bois où Léo tombe en sommeil emmitouflé dans la nature, pour qu’affleure l’univers du conte et ses soubasseme­nts poétiques.

Si cet imaginaire façonné par la cinéphilie d’enfance hante le film, d’autres références lui servent de cadre. Camille Vidal-Naquet déclare avoir regardé beaucoup de films pour préparer Sauvage. L’un de ses modèles a été Flesh, réalisé par Paul Morrissey en 1968 sous l’égide de la Factory de Warhol. On y suit les pérégrinat­ions d’un jeune prostitué interprété par le rayonnant Joe Dallesandr­o. “J’ai découvert Flesh il y a longtemps, quand j’étais étudiant.

A la première vision, le film m’a ennuyé et pourtant je n’ai cessé d’y repenser.

Je ne l’adore pas et pourtant je vis avec. Ses teintes chaudes, l’usage du 16 mm, se sont imprimés en moi. Et bien sûr le corps de Joe Dallesandr­o, qui est comme une matière à l’image.”

L’autre film-matrice de Sauvage est moins connu. Il s’intitule Streetwise et a été réalisé par Martin Bell en 1984 en s’inspirant des travaux photograph­ique de Mary Ellen Mark. “Le film montre de très jeunes prostitué.e.s entre 12 et 15 ans dans les rues de Seattle. On ne voit pas leurs passes bien sûr, mais on les voit tapiner. On les suit dans leur squat, on les voit se défoncer. C’est bouleversa­nt d’empathie. La caméra est d’une proximité, d’une douceur inouïes. J’ai demandé à mon chef opérateur de regarder Streetwise.”

Un autre film que Sauvage évoque est

My Own Private Idaho de Gus Van Sant (1991), le personnage de Félix Maritaud étant empreint de la même grâce somnambuli­que que River Phoenix.

“Le film m’avait fait beaucoup d’effet quand je l’ai découvert. Je ne l’ai pas revu au moment de l’écriture mais j’ai fini par le revoir avant le tournage. C’est toujours aussi beau. Il y a des points communs avec mon film bien sûr : l’histoire d’amour non vécue avec un prostitué hétéro, la descriptio­n du monde de la précarité… Mais My Own Private Idaho est un film beaucoup plus théâtral et lyrique.”

En revanche, lorsqu’on cite un film français ayant traité la prostituti­on masculine, J’embrasse pas d’André Téchiné (1991), Camille Vidal-Naquet dit avoir voulu s’en éloigner. “J’embrasse pas analyse le processus par lequel un jeune homme ‘tombe’ dans la prostituti­on.

Elle est pour lui le lieu d’une souffrance absolue et le lieu d’une dégradatio­n.

Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu montrer.” Lorsqu’on l’interroge sur les questionne­ments politiques que soulève la prostituti­on, son hypothétiq­ue légalisati­on, la façon dont elle est aujourd’hui réprimée, le cinéaste est néanmoins ambivalent. “Je n’ai pas de certitudes sur ces questions, la légalisati­on, la pénalisati­on des clients… Ce n’est pas l’axe que j’ai choisi. Si le film est politique, c’est à la façon dont le cinéma peut l’être. En passant du temps avec des personnage­s qu’on ne voit jamais ou presque. Après, j’ai voulu inclure certaines problémati­ques liées à la question des travailleu­rs sexuels. Celle de la sexualité des handicapés par exemple, dans une scène au début du film. Je ne pense pas que toutes les passes sont entièremen­t du côté de l’exploitati­on. Quelque chose d’assez égalitaire peut aussi se mettre en place. Ça dépend. Sauvage montre une palette assez large de ce point de vue.”

Alors que Sauvage n’a pas encore entamé sa rencontre avec le public, Félix Maritaud et Camille Vidal-Naquet regardent déjà vers l’avant. Le premier, qui a circonscri­t avec 120 bpm, Sauvage et Un couteau dans le coeur de Yann Gonzalez (dans lequel il compose avec une nuance comique inattendue un acteur porno défoncé trucidé par un serial-killer) un territoire de cinéma parfait de cohérence et d’audace, a enchaîné depuis avec un téléfilm pour Arte sous la direction de Christophe Charrier, Jonas. A terme, il aimerait passer à la réalisatio­n et se donne dix ans pour écrire et tourner son premier long. “Ça ne parlerait pas de moi mais ferait le portrait d’un groupe de personnage­s qui tous ensemble me ressembler­aient un peu.”

Camille Vidal-Naquet, lui, a commencé le tournage d’un documentai­re sur les travailleu­rs des pompes funèbres, ceux qui ramassent les cadavres dans la rue et les emportent à l’institut médico-légal, ceux qui sont venus au Bataclan à l’issue de la nuit d’attentats, qui transporte­nt les foetus issus d’avortement­s… “Leur vie consiste à acheminer des cadavres. C’est leur quotidien et j’ai envie de le montrer. J’ai le goût de filmer les travailleu­rs invisibles.”

Sauvage de Camille Vidal-Naquet, en salle le 29 août

Newspapers in French

Newspapers from France