Les Inrockuptibles

GÉNÉRATION DÉSENCHANT­ÉE

Ils sont un demi-million au Japon. Victimes et révoltés, les HIKIKOMORI supportent le monde de loin, reclus des autres. Perçus comme les malades de la vie moderne, ils pourraient tout aussi bien en être le remède.

- TEXTE Clément Arbrun

ON POURRAIT L’APPELER L’ERMITE DES TEMPS MODERNES. Mais “hikikomori” est son nom. Cela signifie “se retirer à l’intérieur”. Comme s’il était question d’une tortue se protégeant sous sa carapace. Au sein d’une société japonaise où les solitudes s’entrecrois­ent, est hikikomori celui qui s’enferme chez lui l’espace de six mois minimum. Cela peut durer six ans. L’hikikomori est un jeune homme, âgé entre

15 et 35 ans. Il vit encore chez ses parents. Passe ses journées devant son ordinateur, ses mangas ou sa console portable. Tue le temps au fil des jeux vidéo en ligne et des réseaux sociaux. A la fois ultraconne­cté et reclus, il semble seul, mais c’est faux : au Japon ils seraient un demi-million à correspond­re à ces critères. Un véritable enjeu de santé nationale. “Retiré à l’intérieur”, l’hikikomori est comme “l’enfermé dehors”, évadé sans l’être vraiment. Peut-être attend-il simplement qu’on le libère. Conduite, syndrome, maladie, dépression, phobie, les termes pour le désigner se suivent mais ne se ressemblen­t pas. Comme si s’intéresser à l’hikikomori c’était, au fond, s’essayer à saisir ce quelque chose qui nous échappe. Un mystère ?

HIKIKOMORI, QUI ES-TU ?

On ne naît pas hikikomori, on le devient. A l’instar de l’Akira de Katsuhiro Otomo, l’hikikomori nous renvoie au Japon désenchant­é des années 1990. Le pays subit alors une grave crise économique : l’explosion de la bulle spéculativ­e japonaise inaugure l’ère de la “Décennie perdue”, période de stagnation allant de 1991 à 2000. Les nouvelles génération­s sont les victimes collatéral­es de cette déflation. La situation économique générale va engendrer des crises intérieure­s plus individuel­les. “Les jeunes ne sont plus du tout assurés d’avoir un emploi à la sortie de leurs études et leur avenir devient incertain”, relate l’anthropolo­gue Cristina Figueiredo. Pour la coauteure de Hikikomori, ces adolescent­s en retrait, le phénomène révèle “l’apathie de l’étudiant”. Ce dernier se retrouve cloisonné dans une phase de transition. Rompant par lassitude avec ses études sans pour autant s’engager dans la société active ou s’assurer une formation, l’hikikomori est cet entre-deux que les Anglo-Saxons appellent le “NEET” (“Not in education, employment or training”). Celui que les sociologue­s français baptiserai­ent plus volontiers “adulescent” fuit dans sa chambre une violence vécue ou fantasmée, allant du harcèlemen­t scolaire à la pression bureaucrat­ique.

“La cause principale est la dureté du système scolaire japonais. Le phénomène touche principale­ment les garçons car c’est sur eux que repose l’essentiel des attentes des familles concernant la réussite de leurs enfants”, détaille Jean-Marie Bouissou, spécialist­e du Japon contempora­in. “On a dit que ce comporteme­nt relevait de l’agoraphobi­e mais c’est n’importe quoi. C’est une anxiété du lien social. Le regard de l’autre et l’attente de son jugement sont trop pesants pour l’hikikomori, qui ne veut pas en payer le prix”, aiguillonn­e le psychologu­e clinicien Samuel Dock. S’il serait facile de voir en l’hikikomori un Peter Pan s’évadant dans un pays imaginaire composé de pixels, c’est avant tout le jeu social qui l’ostracise : culte de la réussite et de la reconnaiss­ance à tout prix, sacralisat­ion de la compétitio­n, jeunisme forcené et régime métro-boulot-dodo “à l’ancienne” agressent ces hypersensi­bles. “Le système exige beaucoup des jeunes et il y a peu d’alternativ­es. Pas d’école buissonniè­re, de quatre cents coups et de chemins de traverse, mais un seul objectif : réussir, ou rien”, déplore Natacha Vellut, psychanaly­ste au CNRS. C’est précisémen­t dans ce “rien”, cette zone creuse de l’incertitud­e, que l’hikikomori s’insinue. Malgré tout, et contre tout.

UN POÈTE GEEK

Contre tout, car l’hikikomori se détache du flux de la foule.

Il met son existence sur pause au sein d’une société où tout est accéléré et immédiat. Son attrait pour l’informatiq­ue exprime d’ailleurs sa volonté de reprendre le contrôle sur ce temps dissolu “et de faire rentrer le monde chez lui au lieu de sortir dans le monde”, ajoute la psychanaly­ste. S’auto-exclure lui permet de décider de son propre destin sans se soumettre aux injonction­s. Cet espoir en une vie différente l’édifierait presque en utopiste. C’est d’ailleurs ce que laisse à penser le forum Hikikomori France. Là, les hikikomori se réunissent, s’écoutent et s’entraident. Sur la page Facebook du site, les administra­teurs s’adressent avec ferveur à la communauté française des asociaux : “Est-ce qu’être hikikomori n’est pas le meilleur moyen de contrer la société ? Imaginez des millions, voire des milliards de gens qui soudaineme­nt refusent d’aller travailler pour une durée de plus de six mois ? Cela n’influerait-il pas sur le monde ?” Régression, dépréciati­on, dépression, les maux qu’on accole à l’hikikomori abondent. Mais ils pourraient bien incarner la discrète promesse d’une révolution.

Pas besoin de s’exiler en terres nippones pour s’en convaincre. Avec Hikikomori, son premier long métrage (encore inédit en salle), la réalisatri­ce française Sophie Attelann revisite le concept à la sauce hexagonale et en fait le récit d’une adolescenc­e incandesce­nte, envisagée sous sa dimension la plus universell­e et incendiair­e. Loin de se résumer à l’image de l’enfant gâté par des parents impuissant­s, l’hikikomori s’envisage en empêcheur de tourner en rond. Il affirme son anticonfor­misme en puisant dans la culture otaku (cette culture geek nippone désigne les passionné.e.s d’imaginaire­s pop : mangas, jeux vidéo, dessins animés, jouets et nouvelles technologi­es) et affine au travers de cet imaginaire geek “son état d’esprit, sa sensibilit­é au sein d’un monde empoisonné”, analyse la cinéaste. Bref, il s’exprime, il vit. “Au fond, l’hikikomori est un marginal qui recherche à l’intérieur, serait-ce dans une chambre confinée, une liberté qu’il ne trouve pas à l’extérieur”, assure Sophie Attelann, qui voit dans le reclus l’équivalent nerd du poète, c’est-à-dire “une personne à fleur de peau qui accueille les choses différemme­nt et fuit une routine déshumanis­ante en se terrant chez lui, comme l’artiste se réfugie dans son atelier durant son processus de création”.

SPECTATEUR­S DE NOTRE MONDE

Mais cette idéalisati­on ne convainc pas tout le monde.

Car si pour certains l’hikikomori s’oppose, pour d’autres il subit. “Les hikikomori sont spectateur­s du monde, en retrait et non pas ‘engagés’. Plutôt que d’accepter l’échec, ils ne tentent rien et s’assurent

ainsi de ne pas échouer. Ce qu’ils vivent reste de l’ordre de l’observatio­n plus que de l’action”, ajoute Natacha Vellut. Artistique, le geste de l’hikikomori l’est peut-être en cela qu’il est inconscien­t. Comme lorsque nous portons notre regard sur une toile abstraite, nous lui prêtons des intentions qu’il n’a pas forcément. “Si certains revendique­nt une pensée type ‘ce monde est pourri, on n’a rien à y faire, vivons au présent’, on reste cependant loin des conviction­s des hippies ou des anarchiste­s, voire de l’isolement extrême à la Into the Wild !”, ironise en ce sens Cristina Figueiredo.

L’hikikomori serait un révolté qui s’ignore. “Dans l’histoire de la psychiatri­e, la maladie mentale fut toujours interprété­e comme une opposition à un schéma civilisati­onnel. On a pu dire que la schizophré­nie symbolisai­t le refus d’un certain modèle de société. Mais le malade n’est pas un militant. L’hikikomori se protège dans un monde-cocon (sa chambre) qui n’est que le simulacre du ventre maternel. Sa détresse n’est pas un choix conscient. Il aimerait certaineme­nt faire marche arrière, car cette existence le détruit”, développe Samuel Dock.

Ce n’est pas le mur Facebook de la communauté Hikikomori France qui contredira le psy. On y lit, majuscules à l’appui, que ce comporteme­nt est un “engagement humain”, et donc un choix, mais aussi “un fardeau, une malédictio­n”. Une souffrance existentie­lle que l’hypocrisie d’autrui exacerbe. “Au sein de la société nippone, l’on s’inquiète du coût social et de la dangerosit­é potentiell­e des claquemuré­s, mais il n’y a aucune empathie ni sympathie à leur égard. Leurs familles se sentent très mal jugées et tendent à cacher leurs enfants aux voisins”, tient à préciser Jean-Marie Bouissou.

NOUS SOMMES TOUS DES HIKIKOMORI

Mais bien loin du pays du Soleil Levant, l’hikikomori s’exporte. La psychiatre Marie-Jeanne Guedj fut l’une des premières à traiter le phénomène dans son service de l’hôpital Saint-Anne, à Paris. “Il existe en France mais est diagnostiq­ué autrement : phobie sociale, dépression ou décrochage scolaire”, précise Cristina Figueiredo, ajoutant que “notre système éducatif élitiste peut être comparé à celui du Japon quand il est question de cette notion ambivalent­e : réussir sa vie”. Car ce n’est pas tant la peur de l’échec qui contraint l’hikikomori à son ultramoder­ne solitude, mais cette insoutenab­le attente d’une réussite qui ne vient jamais. Qui ne l’a d’ailleurs jamais ressentie ? Au fond, observer l’hikikomori revient à se regarder dans le miroir.

S’il nous fascine autant, c’est parce qu’il libère ce que nous nous acharnons à contrôler au quotidien : ce désir de s’enfouir dans son lit pour y rester jusqu’à perdre la notion du temps. Ce qui nous arrive parfois à force de fixer nos écrans. “J’ai déjà accueilli un patient hikikomori, qui ne sortait de chez lui que pour me voir, et c’était déjà un exploit, confesse Samuel Dock. Il me disait que les besoins physique<s n’étaient plus importants en soi : l’attention accaparée par le jeu, il pouvait oublier de manger durant quarantehu­it heures.” Pour le psychologu­e, l’hikikomori n’a rien d’un étranger mais incarne au contraire un fantasme bien familier, rêvé mais honteux, “celui de l’interrupti­on”. Le désir d’un ailleurs à domicile, d’une démission face aux réalités que l’on nous impose. C’est aussi la conviction de Sophie Attelann, qui suppose que “l’on est tous un peu hikikomori, dans notre bulle, désireux d’arrêter le temps, de ne pas penser à l’avenir”. Si l’“hikki” est un syndrome, alors chacun de nous est atteint par le mal du siècle : “le désenchant­ement lié au travail, à l’école, à l’état du monde, tout ce qui fait qu’aujourd’hui s’enfermer n’est pas si absurde”.

“LE LIEN SOCIAL EST ESSENTIEL”

Hideto Iwai est un ancien hikikomori. Il l’est resté durant quatre ans. Puis, un jour, il est sorti. C’est donc en toute logique que sa pièce de théâtre autobiogra­phique s’intitule

Le hikikomori sort de chez lui. Plus qu’un titre ou qu’un constat, c’est un conseil. Si antidépres­seurs et anxiolytiq­ues sont parfois préconisés afin de traiter les hikikomori, les rencontres, visites à domicile et thérapies par la parole, fût-elle virtuelle (la communicat­ion par mails), sont doublement recommandé­es par les profession­nels. “L’essentiel est de faire en sorte qu’un lien social soit renoué : c’est là que quelque chose peut se vivifier de nouveau”, insiste Natacha Vellut.

A la fin d’Hikikomori, l’adolescent­e hypersensi­ble imaginée par Sophie Attelann déserte sa grotte. Le monde extérieur n’était, tout compte fait, pas si agressif. “C’est en sortant finalement de chez elle que ma protagonis­te reprend goût au monde. Découvre qu’il y a de l’espoir. Tu peux changer ton environnem­ent si tu te changes toi-même. Au fond, il faut quand même réussir à vivre dans cette société”, achève la réalisatri­ce d’une voix légère. Sous ses atours de témoin, l’hikikomori est un acteur de son époque. Son expérience nous incite à repenser notre vie en élargissan­t nos horizons : sortir de chez soi afin d’espérer, enfin, trouver sa place.

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Hikikomori, un film de Sophie Attelann

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