Les Inrockuptibles

“Il fallait que je laisse Quinquin vieillir”

De plus en plus libre et audacieux, BRUNO DUMONT retrouve un héros et un environnem­ent qui lui permettent de redéployer sa vis comica. Entretien.

- TEXTE Murielle Joudet et Jean-Marc Lalanne PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

En tournant P’tit Quinquin, envisagiez-vous une saison 2 ?

Bruno Dumont — Ah non, pas du tout. Je n’avais jamais envisagé de tourner une série avant qu’Arte ne m’offre cette carte blanche. Je me suis lancé dans cette aventure de façon assez expériment­ale, en me donnant pour défi d’être drôle, sans trop savoir si ça allait marcher. J’avais du mal à voir plus loin que ça. L’idée d’une suite n’est venue qu’à la toute fin. Parce que la gageure du comique m’a plu, que la forme narrative de la série aussi, et surtout que j’ai vraiment beaucoup aimé travailler avec ces comédiens. Au point d’avoir envie de les retrouver. Mais je ne me suis mis à écrire que deux ans après. Il fallait que je laisse Quinquin vieillir. J’avais le sentiment d’avoir fait le tour de l’enfant qu’il était et j’avais envie d’un autre tour. Celui de l’adolescent qu’il serait devenu.

De votre premier film, La Vie de Jésus (1997), à Coincoin et les Z’inhumains, on a l’impression que les titres actent une sorte de déréglemen­t de votre cinéma.

Ce dérèglemen­t, c’est d’abord un cheminemen­t intellectu­el. Je suis un intellectu­el. J’ai une formation en philo. Mais je me soigne par le cinéma. Je me méfie de la cérébralit­é. Elle permet de projeter un projet, mais le cinéma l’incarne. Et en incarnant, il défait. L’acteur, naturellem­ent, défait les intentions du réalisateu­r. Le cinéma est une vue de l’esprit, mais il lui faut un contrepoid­s, fait de corps, de comique, de trivial.

On a l’impression en effet que vos acteurs vous guérissent de la cérébralit­é qui vous caractéris­e. Est-ce pour ça que vous vous méfiez des acteurs profession­nels ?

Oui, parce que l’acteur profession­nel demande de l’intelligen­ce. Il vous parle, vous questionne sans arrêt : “C’est quoi le personnage ? Comment tu veux que je joue ?...” Souvent, quand un acteur profession­nel interprète, je sens l’intention et je n’aime pas ça. Le travail consiste alors à retirer l’intention. C’est ce que nous avons fait avec Juliette Binoche, par exemple (dans Ma loute

– ndlr). Chercher dans son jeu un point de déconstruc­tion plutôt que de constructi­on. Mais j’ai du respect pour les acteurs ; ne croyez pas que je ne les aime pas. Je reconnais leur travail, leur génie même. J’ai une méfiance, voilà tout.

Les non-profession­nels de P’tit Quinquin sont devenus des acteurs conscients du cinéma sur Coincoin, non ?

Ah oui, maintenant, il sont conscients de la machine, du jeu, de leur travail. Ils connaissen­t les marques. D’une certaine façon, j’effectue avec eux le même travail qu’avec Fabrice Luchini ou Juliette Binoche. Veiller à ce qu’ils ne soient pas trop savants, pas trop dans le contrôle. L’acteur idéal pour moi ne se sait pas jouant. Il découvre ce qu’il fait. Maintenant je ne travaille plus qu’avec une oreillette. Je ne les laisse plus jamais tranquille­s, je leur souffle perpétuell­ement des indication­s à l’oreille.

En fait, vous vous envisagez comme un super marionnett­iste…

Ah non, pas du tout. C’est une vue totalement fausse.

Les acteurs contribuen­t créativeme­nt à l’oeuvre, ils sont l’oeuvre. C’est comme si vous disiez que parce qu’un chef d’orchestre donne des indication­s aux instrument­istes, il les prive de leur liberté. Je pense au contraire que les indication­s sont un progrès dans leur liberté. Bernard Pruvost, qui joue le commandant, est vraiment le plus génial. Je lui donne une indication et tout ce qu’il propose est très éloigné de ce à quoi on s’attend. Je lui dis “T’as peur” et il gonfle ses joues en faisant un bruit avec sa bouche. C’est une réaction totalement imprévisib­le, très incongrue. Son jeu est extraordin­aire.

Vous vous attendiez au succès d’audience de P’tit Quinquin ?

Absolument pas. On me l’a dit mais je ne le sens pas.

P’tit Quinquin et Ma loute ont très bien marché, mais je ne veux pas ça. La réussite est un cadeau, mais ce n’est pas mon obsession, je ne fais pas ça pour ça. Je ne veux pas entrer dans cette industrie où on connaît la recette et où on la répète.

On dirait que votre cinéma choisit ses spectateur­s, fait le tri entre ceux qui partent, ceux qui restent…

Les films font peut-être cet effet-là mais je ne le prémédite pas. De toute façon, je n’aime pas assez mon époque, ou en tout cas le consensus cinématogr­aphique généré par l’époque, pour avoir peur de diviser. Ce qui m’importe, en fait, c’est de m’adresser à un spectateur, d’entrer dans une relation avec lui à travers mes films. Même si je peux emprunter pour ça un chemin très tordu. Mais on n’est pas obligé de choisir toujours les sentiers battus.

Vous disiez que vous n’aimiez pas votre époque, puis vous avez corrigé. Notre époque, c’est vraiment le sujet de Coincoin, non ?

Coincoin traverse tout ce qui fait l’époque, c’est vrai : l’évolution des moeurs, la réflexion sur le genre, les migrants, l’extrême droite, la pédophilie dans l’Eglise… Je pense qu’on vit dans une époque contrite, fermée à cause de la bien-pensance. Coincoin traverse tout ça allègremen­t, il va dans la mal-pensance. Il faut y aller. Je pense que c’est le lieu privilégié de la fiction. Coincoin ou le commandant offrent des miroirs de nos travers. Je pense que les travers, il faut les guérir, et ce n’est pas en les invisibili­sant, en les censurant, qu’on peut les traiter.

Coincoin s’apparente à une machine à délirer des faits d’actualité, mais lorsqu’on s’attend à ce que vous en disiez quelque chose, comme des migrants par exemple, vous vous arrêtez. Vous laissez une sorte de vide…

Je conduis le spectateur dans une immense perplexité et je m’interdis d’avoir un point de vue. Je le rends au spectateur. Que voulez-vous que je dise sur les migrants ? On se fout de mon avis. Je suis là pour explorer des problèmes cinématogr­aphiquemen­t. Je filme des mystères que je ne comprends pas moi-même. J’ai quitté le rationnel.

Je ne m’intéresse qu’à filmer du trouble. Le cinéma n’est pas que pensant. Le cinéma est à la fois le lieu d’une éducation et d’une libération. Il est très important philosophi­quement de bien brasser la nature humaine comme elle est. Le cinéma n’est pas moral. La moralité, c’est l’affaire du spectateur. C’est lui qui doit faire le travail et il faut lui présenter une épreuve. Moi, quand je vois Shoah, ça me guérit de tout. Mais ça passe aussi par le travail sur la parole des nazis. Ça immunise.

En fait, vous décrivez la catharsis. Vous pensez que le cinéma n’assure plus cette fonction ?

Oui, je le pense. En fait, ce que je n’aime pas dans mon époque, c’est qu’elle glorifie des artistes qui ne font plus ce boulot et qu’elle met à la marge ceux qui affrontent la complexité du monde et de la nature humaine. Mais n’espérez pas que je vous donne les noms ! (rires)

Vous êtes au milieu ou à la marge ? Ben dites-le moi…

Pas à la marge. Plutôt au milieu, non ?

Le film sur Jeanne d’Arc, dont je viens de terminer le tournage, s’est fait jeter de partout. On l’a réalisé pour 900 000 euros. Jeanette est passé sur Arte à minuit. Je sens aujourd’hui que certaines institutio­ns investisse­nt dans mon travail pour la caution morale qu’il représente mais qu’au fond

on ne veut pas de moi, qu’on expose mal ce que je fais.

Et en attendant, partout, c’est toujours les mêmes qu’on voit. Ce qui domine, c’est un cinéma en vase clos. Je ne vois pas pourquoi on ne verrait de grands films que sur Arte ou à la Cinémathèq­ue. Pourquoi France 2 ne peut plus passer un film de Bergman ? Ce qu’est devenu France Télévision­s, c’est vraiment honteux. Il y a une sous-culture contempora­ine qui occupe une domination sans partage.

Vous considérez la série comme une part de ce que vous qualifiez de “sous-culture contempora­ine” ?

Ah non, justement. La série est un des rares secteurs où la créativité occupe encore le centre. Game of Thrones, c’est très populaire et d’une grande invention à la fois. Breaking Bad, c’est extrêmemen­t audacieux et jubilatoir­e dans sa façon d’héroïser le mal. Stranger Things, c’est très bien aussi…

Stranger Things, c’est un des modèles de Coincoin, non ?

La saison 1 était un jeu de clins d’oeil sur les codes de la série policière, le duo de flics. Je me moquais des séries de TF1 avec leurs gendarmes, leurs pompiers… Dans la deuxième saison, on flirte avec le fantastiqu­e, la série d’invasion extraterre­stre… Mais; à la vérité, la saison 2 est surtout une variation parodique de la saison 1, elle la revisite jusqu’à former une sorte de boucle qui la réplique. Comme les aliens répliquent les humains.

Un des doubles semble traîner dans la saison 1, comme s’il n’était pas bien réglé. On retrouve des dialogues, des situations de la saison 1, qui se répètent, comme un écho, un reflet.

Avez-vous vu la saison 3 de Twin Peaks ?

Non. On m’a dit que c’était bien et que Coincoin n’était pas sans rapport, donc je finirai par la voir. J’avais vu les deux premières saisons. Ça me trouble beaucoup que Lynch n’ait pas réalisé les trois quarts des épisodes de Twin Peaks.

Ça pose vraiment la question de ce qu’est un auteur. Est-ce qu’il suffit de superviser des épisodes pour être identifié comme leur auteur ? Moi, je ne pourrais pas faire ça. Je ne me vois pas confier la franchise Coincoin à d’autres réalisateu­rs.

Une oeuvre n’est pas de moi si je ne la mets pas en scène.

Est-ce que les premiers extraterre­stres de votre cinéma, ce ne sont pas les femmes ? Dès La Vie de Jésus, elles apparaisse­nt comme des créatures tombées du ciel.

J’ai évolué, vous savez (rires). J’ai toujours assumé de filmer comme un homme. Ma vision des femmes peut choquer mais elle est juste de mon point de vue d’homme. Mais au fil des films, cette vision s’est déplacée. J’ai mûri. A mes débuts, effectivem­ent, j’ai choisi de filmer des femmes uniquement comme des corps sexués. Hadewijch est le premier de mes films avec un personnage principal féminin, un personnage très cérébral, dont je filme l’intériorit­é. Et avec Jeannette, puis Jeanne d’Arc, le féminin occupe quasiment tout l’espace.

La série se termine par un carnaval. C’est un peu le vortex de votre cinéma.

Tout à fait. Le carnaval, c’est de la transgress­ion, du jeu, de la fiction. Tout à coup, vous pouvez tout faire. Les garçons peuvent devenir des filles et les filles des garçons. Tous les interdits disparaiss­ent parce que c’est le carnaval. Et le temps du cinéma, c’est ça aussi. On a le droit de tout. On peut tout faire.

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Mais d’où vient cette étrange substance visqueuse qui tombe sur les plaines du Nord ?

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