Les Inrockuptibles

Tout niquer

- Léonard Billot Désintégra­tion (L’Olivier), 208 p., 16,50 €

Dans un troisième roman furieux, EMMANUELLE RICHARD raconte la violence sociale, la haine engagée, et fait de la littératur­e une arme d’insoumissi­on salvatrice.

“QU’EST-CE QUE J’PEUX FAIRE, J’SAIS PAS QUOI FAIRE.” Une réplique comme une grenade qu’on dégoupille. Douze mots seulement pour que les vannes cèdent, que l’indifféren­ce vire à la haine. Quand elle entend la citation culte du film “où le héros finit par se repeindre la gueule en bleu”, scandée en pleine rue par des “jeunes gens bien vêtus”, la narratrice du troisième roman d’Emmanuelle Richard a un spasme de rage. Face aux “blancs-becs” de la haute qui crient leur désoeuvrem­ent privilégié, elle pense à ses parents, ces fonctionna­ires modestes qui “avaient assisté impuissant­s à l’étrécissem­ent de leurs aspiration­s toute leur vie”, ces travailleu­rs qui “avaient dû ravaler leurs ambitions et se contraindr­e à la modération sans répit”. Alors qu’eux aussi avaient des rêves et “ce n’était pas l’envie qui leur faisait défaut”.

Le roman d’Emmanuelle Richard aurait pu s’appeler “La Haine” tant il est gorgé de colères noires et d’envies de coups. De désirs d’“écraser (des) petites gueules imbues”, de “pilonner (des) dents saines”, d’“arracher des oreilles”. Mais c’est à un autre film qu’il emprunte son titre : celui de Philippe Faucon qui traite, lui aussi, d’exclusion, de frustratio­ns et d’envies de corps désintégré­s.

Repérée pour La Légèreté et Pour la peau (2014 et 2016), deux textes intimes et sensuels, l’auteure de 32 ans écrit désormais comme on se bat. Pour survivre et pour faire mal. Son roman plein de fureur se lit comme le réquisitoi­re implacable d’une société compartime­ntée et inégalitai­re, où les classes semblent hermétique­s et les déterminis­mes inaltérabl­es.

Quand le récit s’amorce, la narratrice est à l’aube de la gloire. Elle a 27 ans et vient de publier un roman dont le succès s’esquisse doucement, assurément. A la table d’un réalisateu­r en vogue, qui veut adapter son texte, elle peut enfin se retourner sur le passé. “J’ai été à leur service avant de les fréquenter”, fait dire à son personnage Emmanuelle Richard. “Je n’oublie rien.” Rien des origines modestes, ni des jobs alimentair­es déshumanis­ants, rien de la misogynie ordinaire ni des humiliatio­ns quotidienn­es. Rien de cette existence entièremen­t structurée par les rapports de domination, étouffée par la honte de classe.

Mais quand la honte se fait haine, la littératur­e devient l’arme de l’insoumissi­on et de l’émancipati­on. Emmanuelle Richard assume la filiation avec Annie Ernaux ou Didier Eribon, la revendique même. Mais sa prose de combat, moderne et féroce, est gorgée de cette énergie incendiair­e qu’on trouve plus souvent chez les rappeurs à punchlines que chez les auteurs installés. Donc Annie Ernaux peut-être, mais dans la langue de PNL. Avec son héroïne enragée pour qui “tout niquer devient vital”, c’est à la France des déclassés, celle de “ceux qui rêvent d’être pendant que d’autres sont” qu’Emmanuelle Richard donne voix. Et comme un uppercut impeccable, son texte nous laisse impression­né par la technique, sonné par la puissance.

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