Tout niquer
Dans un troisième roman furieux, EMMANUELLE RICHARD raconte la violence sociale, la haine engagée, et fait de la littérature une arme d’insoumission salvatrice.
“QU’EST-CE QUE J’PEUX FAIRE, J’SAIS PAS QUOI FAIRE.” Une réplique comme une grenade qu’on dégoupille. Douze mots seulement pour que les vannes cèdent, que l’indifférence vire à la haine. Quand elle entend la citation culte du film “où le héros finit par se repeindre la gueule en bleu”, scandée en pleine rue par des “jeunes gens bien vêtus”, la narratrice du troisième roman d’Emmanuelle Richard a un spasme de rage. Face aux “blancs-becs” de la haute qui crient leur désoeuvrement privilégié, elle pense à ses parents, ces fonctionnaires modestes qui “avaient assisté impuissants à l’étrécissement de leurs aspirations toute leur vie”, ces travailleurs qui “avaient dû ravaler leurs ambitions et se contraindre à la modération sans répit”. Alors qu’eux aussi avaient des rêves et “ce n’était pas l’envie qui leur faisait défaut”.
Le roman d’Emmanuelle Richard aurait pu s’appeler “La Haine” tant il est gorgé de colères noires et d’envies de coups. De désirs d’“écraser (des) petites gueules imbues”, de “pilonner (des) dents saines”, d’“arracher des oreilles”. Mais c’est à un autre film qu’il emprunte son titre : celui de Philippe Faucon qui traite, lui aussi, d’exclusion, de frustrations et d’envies de corps désintégrés.
Repérée pour La Légèreté et Pour la peau (2014 et 2016), deux textes intimes et sensuels, l’auteure de 32 ans écrit désormais comme on se bat. Pour survivre et pour faire mal. Son roman plein de fureur se lit comme le réquisitoire implacable d’une société compartimentée et inégalitaire, où les classes semblent hermétiques et les déterminismes inaltérables.
Quand le récit s’amorce, la narratrice est à l’aube de la gloire. Elle a 27 ans et vient de publier un roman dont le succès s’esquisse doucement, assurément. A la table d’un réalisateur en vogue, qui veut adapter son texte, elle peut enfin se retourner sur le passé. “J’ai été à leur service avant de les fréquenter”, fait dire à son personnage Emmanuelle Richard. “Je n’oublie rien.” Rien des origines modestes, ni des jobs alimentaires déshumanisants, rien de la misogynie ordinaire ni des humiliations quotidiennes. Rien de cette existence entièrement structurée par les rapports de domination, étouffée par la honte de classe.
Mais quand la honte se fait haine, la littérature devient l’arme de l’insoumission et de l’émancipation. Emmanuelle Richard assume la filiation avec Annie Ernaux ou Didier Eribon, la revendique même. Mais sa prose de combat, moderne et féroce, est gorgée de cette énergie incendiaire qu’on trouve plus souvent chez les rappeurs à punchlines que chez les auteurs installés. Donc Annie Ernaux peut-être, mais dans la langue de PNL. Avec son héroïne enragée pour qui “tout niquer devient vital”, c’est à la France des déclassés, celle de “ceux qui rêvent d’être pendant que d’autres sont” qu’Emmanuelle Richard donne voix. Et comme un uppercut impeccable, son texte nous laisse impressionné par la technique, sonné par la puissance.