Les Inrockuptibles

Denis Johnson

- Bruno Juffin

La Générosité de la sirène Bourgois, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieuss­ent, 224 p., 20 €

Les losers du regretté Denis Johnson entretienn­ent avec les fantômes un dialogue sous haute tension. En résulte un électrisan­t recueil de nouvelles. La mort des Kennedy ? Détail de l’histoire. Le mystère des dernières heures de Marilyn ? Broutille. Depuis soixante ans, c’est dans l’ignorance d’un scandale d’une toute autre ampleur que s’endort chaque soir l’Amérique : en 1958, le seul roi qu’elle se soit jamais donné – un certain Elvis – a été assassiné. Et même assassiné deux fois, la première par un imprésario véreux, la seconde par la diffusion planétaire de versions émasculées de ses chansons. Derrière cette imposture, un frère jumeau vendu à la naissance, une “sage-femme sorcière” et le Lucifer de Milton – devenu, amour de la langue oblige, “le Fils déchu de la Lumière”. A l’origine de sa révélation, un fan transi, par ailleurs poète et personnage du second – et posthume – recueil de nouvelles de Denis Johnson.

De fils déchus, l’oeuvre de Johnson n’a jamais manqué. De lumière encore moins, tirée des abysses par une plume aux infinies capacités d’éblouissem­ent. Derrière cette alchimie, un art inégalé de la parole, hallucinée de préférence. Depuis la révélation Jesus’ Son (1992) et son narrateur junkie répondant au sobriquet de Fuckhead, l’univers de Johnson est peuplé d’éclopés visionnair­es. Echoués dans une prison, un centre de désintoxic­ation ou un hôpital, les personnage­s de

La Générosité de la sirène se cognent à la réalité comme des papillons exotiques à un mur de glace. De leur affolement jaillit une éloquence à haute tension qu’endiablent une obsession pour une rock-star, les effets de la maladie ou l’absorption de pages de magazines imbibées d’un cocktail LSD/tranquilli­sant pour boeufs.

Mais si la littératur­e américaine regorge depuis Kerouac de discours déjantés, ceux-ci ont la particular­ité d’être servis par l’écriture hautement discipliné­e d’un élève de Carver. A cet équilibre unique entre minimalism­e et lyrisme, sordide et poésie, désespoir et drôlerie, la conscience d’une fin prochaine vient ici ajouter une dimension tragique. “Il va de soi pour vous qu’au moment où j’écris ces lignes, je ne suis pas mort. Mais je le serai peut-être quand vous les lirez” : survenue en juin 2017, la disparitio­n de Johnson marque l’extinction d’une voix saisissant­e qui, passée au travers d’une succession d’enfers, fait de la moindre de ces pages un précieux coin de paradis.

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