Les Inrockuptibles

NOIRS DESTINS

Phénomène de la nouvelle scène littéraire américaine, RACHEL KUSHNER signe Le Mars Club, un troisième roman virtuose et archi documenté sur l’univers des prisons pour femmes en Californie. Rencontre avec une romancière curieuse et indignée.

- TEXTE Léonard Billot PHOTO Jules Faure pour Les Inrockupti­bles

“VOUS CONNAISSEZ JEAN EUSTACHE ?”, “AVEZ-VOUS LU JEAN-JACQUES SCHUHL ?” Etrangemen­t, lorsqu’on rencontre Rachel Kushner, un jour pluvieux du début du mois de juin, c’est elle qui pose les premières questions. Et pendant toute l’heure que l’on va passer ensemble, la romancière va ainsi s’affranchir du rituel question/réponse de l’interview pour demander ce qu’on pense d’un personnage de son roman, pour s’enquérir de nos goûts ou bien de notre avis sur tel ou tel sujet. Détournant l’entretien vers la conversati­on ; vers le débat même, quand elle n’est pas d’accord avec ce qu’on avance.

On pourrait croire à une résurgence profession­nelle. Dans une autre vie, cette quadragéna­ire aux airs de Sofia Coppola a été journalist­e. Plus précisémen­t critique d’art, pour Bomb Magazine et Artforum Internatio­nal. C’était il y a quinze ans, après qu’elle eut étudié l’économie politique à Berkeley, traversé le pays à moto (les cheveux teints en rouge et dans le vent), suivi les cours de Jonathan Franzen dans le programme d’écriture créative de Columbia, copiné avec Bret Easton Ellis, noué des liens avec Julien Coupat. Mais ce n’est pas pour cela que Rachel Kushner pose autant de questions ce jour-là. Plus simplement, comme elle nous le répétera à plusieurs reprises, c’est parce qu’elle “( s)’ intéresse aux gens”. A ce qu’ils disent, pensent et ressentent. A la manière dont ils vivent. Et c’est d’ailleurs là le coeur de son projet romanesque.

Un projet entamé en 2008 avec la sortie de Télex de Cuba (traduit en français en 2012 au Cherche Midi). Un premier roman en forme de saga familiale, inspirée de l’histoire de ses grands-parents, pour raconter le destin d’Américains exilés sur l’île en proie aux troubles révolution­naires de la fin des années 1950. Suivi, cinq ans plus tard, par Les Lance-flammes

(Stock, 2015), une fresque ébouriffan­te qui retrace les années d’apprentiss­age d’une jeune motarde dans les milieux arty du New York seventies et de l’Italie

“Chaque vie est déterminée de manière très différente. Ce n’est souvent qu’une bête histoire de chance à la naissance. Et dans notre société structurée par classes, il n’y a que les pauvres qui vont en prison”

des années de plomb. Deux textes, tous les deux finalistes du prestigieu­x National Book Award, qui ont suffi pour imposer la jeune auteure comme la cheffe de file du renouveau d’une fiction américaine réaliste, audacieuse et engagée.

Son troisième roman, Rachel Kushner l’a voulu plus contempora­in. “En 2012, quand j’ai fini Les Lance-flammes, j’ai commencé à apprendre tout ce que je pouvais sur le système judiciaire américain, explique-t-elle. En grande partie à cause de ma propre histoire et des gens que j’ai connus : mes parents ont des amis qui sont allés en prison, tout comme certains des gosses avec qui j’ai grandi. Décrire la réalité d’aujourd’hui, pour moi, c’est aussi traiter de l’univers carcéral, car ça dit beaucoup sur la manière dont s’organise une société.”

Le Mars Club s’ouvre donc sur la Californie des années 2010. Romy Hall, 29 ans, vient d’être transférée à la prison pour femmes de Stanville, à quelques encablures de Los Angeles. Elle doit y purger deux peines de réclusion à perpétuité. Derrière elle, elle laisse un petit garçon de 7 ans.

C’est avec une précision quasi documentai­re que l’auteure pénètre l’enfer pénitentia­ire. Tout y est froid, sombre et violent. Structuré par le désespoir, la haine et l’ennui.

Loin de l’ambiance presque conviviale de Orange Is the New Black, l’univers que décrit l’Américaine est plus proche de ce que mettait en scène la série culte Oz, réaliste et ultraviole­nte.

On y découvre les hiérarchie­s de cellules, les combines de coursives et surtout les destins avortés de ces prisonnier­s brisés, que l’auteure s’applique à représente­r autant comme des criminels condamnés que comme les victimes d’un système de classes qui broie les plus faibles, avant de les faire disparaîtr­e derrière des miradors noirs et de hauts murs d’enceinte.

En tout, Rachel Kushner a visité quatorze prisons. Elle s’est engagée comme volontaire avec Justice Now, une organisati­on pour la défense des droits de l’homme dont la direction est en partie composée de personnes condamnées à perpétuité. Et, en 2014, elle a réussi, sous couverture, à participer à une tournée de tous les établissem­ents californie­ns. Une initiative normalemen­t réservée aux étudiants en criminolog­ie, qui propose de visiter les bâtiments, de rencontrer les condamnés à mort et de parler avec les prisonnier­s.

“C’était terrible, incroyable­ment violent, se souvient la romancière. Mais j’ai beaucoup appris grâce à ce tour. Par exemple, le personnage de Doc, le flic condamné, m’a été inspiré par cette expérience. J’ai rencontré un vrai policier qui purgeait une peine de prison à vie. Il avait très envie de parler. Il avait été tueur à gages pendant sa carrière. Il était dans un quartier spécial, réservé à ceux qui sont menacés et qui ont besoin d’être protégés. Tous les prisonnier­s de ce quartier se détestent entre eux. Donc cet homme ne voulait parler à personne d’autre et il m’a raconté les meurtres qu’il avait commis, m’a dit aussi qu’il n’avait jamais été reconnu coupable pour la plupart d’entre eux. Je ne sais pas s’il disait la vérité, mais il parlait de lui avec sincérité. Ce jour-là, j’ai eu l’impression que son essence était très puissante dans la pièce, et j’ai reçu comme un échantillo­n de sa personne. Ensuite, il suffisait d’écrire le personnage.”

Dans le roman, on retrouve le personnage de Doc, mais aussi ceux de Conan, de Betty La France, de Candy Pena ou de Sammy. Autant de détenus aux histoires tragiques et aux trajectoir­es explosées dont Rachel Kushner s’engage à “raconter l’humanité et à dire la dignité”. Comme pour contrer l’autre peine à laquelle sont condamnés les criminels : l’invisibili­té. Car la prison ne se résume pas à la privation de liberté, c’est aussi une mise au ban de la société. “Une fois qu’une personne est condamnée, elle est mise dans un bus, envoyée dans une lointaine prison d’Etat et plus personne ne peut la voir. Elle disparaît aux yeux de la société. En anglais, il y a cette expression qui dit : ‘Out of sight is out of mind’, ça veut dire que si on ne peut plus voir quelque chose, on cesse d’y penser. Quand les gens sont envoyés

RACHEL KUSHNER

en prison, notamment dans les prisons de femmes, ils ne deviennent pas seulement invisibles pour des inconnus, ils deviennent invisibles pour leur communauté, pour leur propre famille. Ils sont envoyés si loin que les gens finissent par les oublier. Et ça, ça concerne surtout les familles pauvres, celles qui ne peuvent pas faire le trajet jusqu’aux prisons et s’offrir le luxe d’une chambre d’hôtel pour rendre visite à leurs proches.”

Alors, tout l’enjeu du texte consiste à ne pas réduire ces héros incarcérés aux seuls instants tragiques qui ont fait basculer leur vie derrière les barreaux. Rachel Kushner n’est pas procureure, elle est romancière : “Chaque vie est déterminée de manière très différente. Ce n’est souvent qu’une bête histoire de chance à la naissance.

Et dans notre société structurée par classes, il n’y a que les pauvres qui vont en prison. Est-ce que c’est juste, ça ? Moi, ça m’intéresse moins de juger les gens que d’essayer de comprendre les raisons de leurs actes. En tant qu’auteure de fiction, je recherche la vérité et la vérité implique des ambiguïtés, une complexité morale.”

Si le roman se lit comme une subtile mais virulente critique du système judiciaire américain, l’auteure se refuse pourtant à lui conférer une dimension plus politique. “Si j’avais un message à faire passer, j’aurais écrit une tribune dans un journal.” Mais constatant néanmoins que “tous ceux qui deviennent des criminels ont été des enfants innocents”, la romancière s’indigne : “Peut-être que les gens pourraient se demander collective­ment pourquoi on dépense autant d’argent dans les prisons et si peu dans les allocation­s familiales, dans l’éducation, dans le logement, dans des écoles décentes ou dans la formation profession­nelle.” Donc, à titre personnel, Rachel Kushner se déclare pour l’abolition de la prison. “Mais ça, assure-elle en souriant, ça n’a rien à voir avec le roman.”

Le Mars Club (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sylvie Schneiter, 480 pages, 23 €

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Paris, été 2018

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