Les Inrockuptibles

HUMAINS AVANT TOUT

Connu pour ses clips délicats qui s’apparenten­t à des oeuvres d’art, THE BLAZE continue de célébrer les joies et tristesses de la vie avec son premier album Dancehall. On a suivi les deux cousins hypersensi­bles sur leur tournée.

- TEXTE Xavier Ridel

“LA POÉSIE NAÎT TOUJOURS DU CONTRASTE.”

La phrase est nonchalamm­ent lâchée entre deux gorgées de jus de pomme, avant que Guillaume et Jonathan Alric ne foulent la scène de Leeds où ils jouent ce soir-là. A les voir se marrer dans les allées du Bramham Park, faire de l’auto-tamponneus­e ou photograph­ier des gens à la volée, on a un peu de mal à se dire que les deux cousins s’apprêtent à sortir un des albums les plus importants de la rentrée 2018. Car Dancehall est un grand disque. De ceux qui, aussi bien sur la forme que sur le fond, sont empreints d’originalit­é et de poésie. D’ailleurs, ce dernier mot revient souvent dans la bouche des deux musiciens-vidéastes, et il colle à merveille à leur univers visuel et musical. Qu’ils décrivent ainsi, tandis qu’ils maudissent les nuages anglais aperçus à travers la fenêtre de la loge : “Ce qui nous intéresse avant tout, c’est la vie. L’amour, la jeunesse et la folie, comme vous l’aviez écrit dans un article.” La remarque pourrait faire sourire les cyniques, sauf qu’il y a dans The Blaze une profondeur et une hypersensi­bilité qui évincent toute notion de naïveté. Et ce, depuis leurs débuts.

En 2016 paraît Virile, alors que le nom du duo est inconnu, auréolé de mystère. “On voulait, et on veut d’ailleurs toujours, éviter d’en dire trop sur nous. C’est comme dans les relations humaines : plus tu te dévoiles, plus tu es vulnérable. Et on a envie de garder notre bulle créative.” Qu’importe, le clip défonce tout. Tant sur le plan de la vidéo que de la musique, le duo réussit à capter un instant suspendu, hors du temps, et crée quelque chose de vraiment neuf. “On avait cent euros de budget, et on s’est demandé ce qu’on pouvait en faire. On a acheté des bières et on a filmé deux hommes en train de fumer et danser dans un appart vide.” Mais le clip va bien plus loin que ça. Au niveau de l’image, déjà, mais aussi de la musique, avec ce morceau mélancoliq­ue aux confins de la house et de la pop, et de cet effet vocal reconnaiss­able entre tous. Une fois le clip réalisé, les deux garçons, alors âgés de 27 et 30 ans, décident de l’envoyer à Manu Barron. Ce dernier est d’emblée convaincu par leur poésie urbaine en clair-obscur, et il devient leur manager.

L’histoire est lancée et, après six mois de tournage, le clip de Territory sort sur internet. Tout de suite, les plans montrant un jeune homme de retour en Algérie, qui retrouve sa terre et sa famille, deviennent cultes. “Virile avait bien marché, donc on avait davantage de moyens”, affirme Guillaume, avant que Jonathan n’enchaîne : “On t’a parlé du contraste tout à l’heure. Dans le premier clip, on ne savait pas trop ce que faisaient les deux mecs ensemble et, dans Territory, c’est cette même idée qu’on a creusée. Quand tu filmes un homme viril en train de pleurer parce qu’il retrouve sa famille, il se passe forcément quelque chose, les gens vont être touchés.” Le clip remporte un prix au Cannes Lions, aux côtés de la réalité virtuelle de Björk.

Quelques autres vidéos sortent au compte-gouttes. Si elles sont toujours aussi réussies, aucune n’a néanmoins la force émotionnel­le de la dernière-née, Queens. Là, les deux cousins mettent en scène des femmes, et sont partis tourner chez des Manouches. S’ils ne souhaitent pas beaucoup s’étendre sur le tournage, mystère oblige, ils acceptent néanmoins d’expliquer un peu leur démarche : “On a été super bien accueillis, mais on n’a pas envie de lever le voile sur toutes nos ficelles. Au pire, ça restera en off (rires). En tout cas, ce qui est important à savoir, c’est qu’on est avant tout intéressés par ceux qui sont en marge. On s’informe pas mal avant d’aller tourner parce qu’il y a une part documentai­re dans nos réalisatio­ns, et les gens qu’on aime filmer sont ceux dont on parle peu. Par exemple les Manouches. Il existe un nombre

incalculab­le de clichés qui circulent sur eux et leur manière de vivre. Filmer là-bas nous est donc apparu comme une évidence.”

En résulte un des clips les plus marquants de l’année, porté par une superbe chanson (l’une des meilleures de Dancehall).

La vidéo colle parfaiteme­nt aux paroles, un chant d’adieu douloureux. Tout commence avec l’enterremen­t d’une jeune fille : “On s’est inspirés d’une des traditions manouches qui n’est plus tout à fait respectée pour des raisons économique­s, mais qui reste essentiell­e chez eux. Lorsque quelqu’un meurt, on brûle une caravane avec toutes ses affaires dedans.” Puis le scénario se déroule à reculons et enveloppe le spectateur, en même temps que des choeurs synthétiqu­es. La jeune fille se jette sur son lit, essaie d’attraper un oiseau qui s’échappe par la fenêtre, tire au pistolet, rit avec sa meilleure amie, se bat avec ses ennemies… Et l’histoire de cette vie, brûlante, devient d’autant plus poignante qu’on sait dès le départ qu’elle sera éphémère.

Si on s’attarde autant sur ses clips, c’est que le duo mêle mieux que personne la musique et la vidéo, et que les deux médias n’ont de cesse de s’articuler l’un autour de l’autre.

Ainsi, Jonathan précise, en écrasant longuement sa cigarette : “On a une façon de faire assez particuliè­re. Les notes et l’image s’influencen­t sans cesse. Il va y avoir un morceau, puis une idée de clip, donc on va retravaill­er le morceau, puis le clip… Ainsi de suite. D’ailleurs on a parfois deux versions pour nos chansons. Une pour l’album, une pour les vidéos.” Guillaume embraie avec un sourire : “C’est pareil pour nous. L’un propose une idée, et le rôle de l’autre, c’est de la défoncer. On voit à la fin si elle finit par survivre. Si c’est le cas, c’est qu’elle était bonne.”

C’est cette complément­arité, cette quête de l’harmonie qui font aujourd’hui exister la musique de The Blaze sans qu’elle ait besoin d’images, là où le public ne s’attendait quasiment qu’à des clips. Car tout au long de l’album, rythmes entraînant­s et nappes synthétiqu­es s’entrechoqu­ent, plongent l’auditeur dans une mélancolie salvatrice. Contrairem­ent à ce que pourrait laisser penser son titre, Dancehall est effectivem­ent loin de n’être qu’une ode à la danse et aux nuits moites. Au contraire, les musiciens ont ici semblé se concentrer avant tout sur l’émotion. Ce que confirme Jonathan : “On est passionnés par l’être humain, en fait. Ce qui le différenci­e des animaux, qui sait, c’est peut-être l’émotion. Enfin, ils en ressentent aussi, mais je suppose que c’est très différent pour nous.” Les dix titres de l’album oscillent donc en permanence entre la tristesse et la joie, les instants

de calme intérieur et le lâcher-prise. Tout ça finit par plonger l’auditeur dans une forme d’introspect­ion très particuliè­re, en lui donnant une telle conscience de l’éphémère qu’il ne lui reste pas d’autre choix que d’aimer, de danser et de vivre. C’est ce qui ressort également de leurs concerts. Si l’expérience de la scène est assez neuve pour eux, force est de constater que les deux musiciens ont eu le temps de faire pas mal de progrès grâce à leurs tournées à rallonge. Lorsqu’on les rejoint à Hambourg pour le festival MS Dockville, ils n’ont pas l’air stressés pour un sou. Quelques instants avant de monter sur scène, ils prennent des photos des usines désaffecté­es, se foutent de nous à propos de notre consommati­on – pourtant modérée – de bière.

Puis le show commence. Là, caché derrière un cube d’écrans, The Blaze se lance face à une foule déjà acquise à sa cause. Les Allemands chantent les paroles, applaudiss­ent à tout rompre quand le cube s’ouvre, dévoile les musiciens et que sortent les fumigènes… C’est un peu différent de ce qui s’est passé à Leeds, face à un public plus difficile. L’enceinte est loin d’être bondée lorsque les premières notes retentisse­nt, mais elle se remplit au fur et à mesure. Puis, alors qu’ils disparaiss­ent dans les coulisses, les musiciens laissent défiler des crédits. Le nom de chaque personne qui a compté de près ou de loin dans le show apparaît ainsi à l’écran, “pour rappeler que The Blaze, c’est avant tout une équipe”. L’ego étant ce qu’il est, la chose est assez rare pour être soulignée. Et Jonathan, lunettes de soleil vissées sur le nez, ajoute : “En plus, ça fait un peu crédits de film. C’est cool.”

“Quand l’un propose une idée, le rôle de l’autre, c’est de la défoncer. On voit à la fin si elle finit par survivre. Si c’est le cas, c’est qu’elle était bonne.” GUILLAUME

Avant de nous demander ce qu’on en a pensé, et de faire mine – ou pas – de ne pas nous croire lorsqu’on affirme avoir aimé.

Dans tous les cas, certains comparent déjà l’impact du duo français à celui provoqué par Daft Punk, Woodkid ou Justice à l’étranger. Il est sans doute trop tôt pour savoir s’ils ont raison et, si la nationalit­é française de The Blaze nous donne envie de lâcher un petit cocorico (tout est relatif puisque les membres du groupe ont beaucoup vécu à l’étranger, sans compter que Jonathan est né en Côte d’Ivoire). Leur musique s’adresse finalement au monde entier, c’est d’ailleurs ce qui transparaî­t au travers des sujets de leurs clips. Qu’ils soient les meilleurs représenta­nts de la French Touch 2018 ou non, qu’ils soient les héritiers de nos légendes électroniq­ues ou pas, peu importe. Jonathan et Guillaume créent des oeuvres à la beauté précieuse, et d’une rare pureté. C’est finalement tout ce qui compte.

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