Les Inrockuptibles

Dialogue à Los Angeles avec le “parrain” des lettres américaine­s

- James Ellroy

Le “parrain” des lettres américaine­s JAMES ELLROY revient avec un nouveau livre, Reporter criminel, qui se penche sur deux affaires de meurtres longtemps irrésolues dans les années 1960-70. Rencontre à Los Angeles avec un écrivain qui vit dans le passé. Pour mieux le déterrer.

ÇA NE S’INVENTE PAS, CETTE FAÇON QU’IL A DE RÉPONDRE AU TÉLÉPHONE. Pas de “hello” ou même un “yes”, juste ce “Ellroy” balancé comme un uppercut de sa belle voix de basse. De passage à Los Angeles – il vit au Nouveau-Mexique avec l’écrivaine Helen Knode –, le parrain des lettres américaine­s a pris ses quartiers au Avalon Hotel de Beverly Hills, best kept secret d’une ville qu’il connaît par coeur. Piscine en huit, transats à rayures, carrelage, mobilier minimalist­e, tout ici évoque les seventies – on a l’impression de se retrouver dans cet épisode de Mad Men où Don Draper, contemplan­t les corps des jeunes gens s’ébattant en maillot de bain, se demande s’il ne quitterait pas New York pour s’installer ici. Un décor délicieuse­ment rétro dans lequel l’écrivain se fond comme un caméléon surgissant de nulle part, avec sa chemise à fleurs démodée mais raffinée, sa petite moustache. D’excellente humeur, il commande un triple expresso et se lance dans une discussion d’une heure et demie passionnan­te, interrompu­e par l’arrivée du photograph­e venu faire son portrait.

S’il est plus court que ses romans, son dernier livre paru en français est une excellente surprise. Reporter criminel rassemble deux nouvelles ayant chacune pour sujet un meurtre célèbre : l’affaire Wylie-Hoffert, assassinat de deux jeunes filles de bonne famille, à Manhattan, le 28 août 1963 ; l’affaire

Sal Mineo, meurtre du “mauvais garçon” de La Fureur de vivre dans une ruelle sombre de West Hollywood, le 12 février 1976. Deux crimes qui défrayèren­t la chronique, emblématiq­ues de leur époque et de leur décennie. Deux affaires qui restèrent longtemps irrésolues, la police accusant et emprisonna­nt d’abord des innocents.

Bien que ces histoires plongent au coeur d’un univers typiquemen­t ellroyien (flics sentimenta­ux, agents du FBI cyniques, malfrats sans âme, petites frappes minables), la façon dont elles sont racontées est inédite et remarquabl­e. Du “true crime” qui s’appuie quasi exclusivem­ent sur des faits réels issus de rapports de police, narré par un “nous” mystérieux, à la fois narrateur omniscient, flic et même expression de toute une communauté, voire de tout un pays.

Pourquoi ces deux meurtres vous intéressen­t-ils tant ?

James Ellroy — Commençons par “M pour Meutre”, et l’affaire Wylie-Hoffert. L’horreur du cas m’a d’abord frappé. C’est un crime absolument horrible, la tragédie humaine résumée en un fait divers. Ces filles innocentes et naïves dans leur appartemen­t chic ; le quartier déserté par la population, partie écouter ce jour-là le speech de Martin Luther King à Washington (son fameux “Je fais un rêve”) ; le petit malfrat qui traîne par-là… Je préfère ne pas rentrer dans les détails de l’intrigue, ne pas dévoiler, mais cette affaire préfigure parfaiteme­nt le chaos à venir des années 1960.

Les deux nouvelles sont racontées par un “nous” étrange, qu’on a du mal à identifier. De qui s’agit-il ?

Dans “M pour Meurtre”, vous avez quelques éléments au début, de plus en plus précis au fur et à mesure que vous avancez dans la lecture. Vous comprenez qu’il s’agit d’un policier catholique, irlandais, qui a travaillé des années sur le meurtre ; à la fin vous apprenez qu’il s’agit d’un flic à la retraite, le dernier en vie de cette affaire, qu’il parle au nom de tous ceux qui voulurent venger l’assassinat de Janice Wylie et Emily Hoffert. C’est un procédé littéraire, pour me mettre dans la tête de cet homme, dans ce livre de non-fiction. C’est aussi moi, et sans doute autre chose, mais je ne veux pas trop analyser.

Pourquoi parlez-vous de non-fiction ? Vous usez ici de votre imaginatio­n, comme dans vos autres livres.

Celui-ci est entièremen­t basé sur des faits réels. Certes, j’invente les dialogues et le monologue principal, mais regardez la différence : voici les faits avérés

(il écarte les mains en grand) et voici la fiction (il les rapproche pour arriver à dix centimètre­s d’écart).

A un moment de “M pour Meurtre”, le narrateur confie qu’il aimerait revenir à l’été 1963, à son innocence, avant le meurtre de Janice et l’assassinat de JFK. Est-ce cette Amérique “d’avant” qui vous intéresse ?

Je vis dans le passé, j’aime l’histoire depuis que je suis enfant. En 1956, quand j’avais 8 ans, j’ai dit quelque chose qui a fait réaliser à ma mère que je croyais la Seconde Guerre mondiale toujours en cours. Elle m’expliqua que c’était fini trois ans avant ma naissance. Je ne l’ai pas crue pas alors, et avec cette trilogie que j’écris désormais sur Los Angeles durant la Seconde Guerre mondiale (Ellroy a déjà publié le premier tome, Perfidia – ndlr), je ne suis pas sûr de le croire aujourd’hui ! J’ai toujours fait cela, regarder le passé et ignorer le présent. J’aime la musique du passé, les livres du passé, l’étude du passé. J’y puise mon inspiratio­n. Ainsi, en 1970, j’ai lu un livre, The Victims

“J’ai toujours fait cela, regarder le passé et ignorer le présent. J’aime la musique du passé, les livres du passé, l’étude du passé. J’y puise mon inspiratio­n”

JAMES ELLROY

de Bernard Lefkowitz et Kenneth G. Gross, sur ce meurtre-là, qui était alors d’actualité. C’est désormais un passé historique, mais aussi mon propre passé. J’avais 22 ans à l’époque, j’en ai 70 maintenant.

Vous repartez donc en 1963, puis en 1975. En même temps, vous écrivez sur les années 1940. N’est-ce pas compliqué de vivre dans plusieurs passés à la fois ?

L’histoire a sa propre langue. Si je pouvais approfondi­r un truisme de l’idiome américain, ce serait : “Ceux qui n’apprennent pas du passé sont voués à le répéter”.

Le passé a ses raisons. Il peut parfois changer votre façon de percevoir le présent, même si le plus souvent ce n’est pas le cas. J’espère séduire mes lecteurs : retournons vers le passé, ça va être bien, ça va vous faire peur, c’est une histoire très dure, avec des mots crus, j’espère que vous aimerez.

Ne cherchez-vous pas aussi une forme de vérité historique en revenant ainsi, livre après livre, à ces années déterminan­tes du début des sixties ?

Auparavant, je craignais que ma mémoire régresse avec l’âge, non que je la perdrais mais qu’elle se réduirait, serait moins précise. En fait, le passé brûle aussi intensémen­t aujourd’hui dans mon imaginatio­n que quand j’étais un enfant. C’est ce que j’essaie de vous donner.

D’où vient votre intérêt pour l’acteur Sal Mineo ? Il apparaissa­it déjà dans deux de vos romans précédents avant que son meurtre ne fasse l’objet de cette nouvelle, “Traquenard nocturne”.

Je me souviens comme si c’était hier du jour de sa mort. C’était en février 1976, le mois que je préfère à Los Angeles, le plus froid, pluvieux, gris de l’année. J’ai appris cette nouvelle pendant un cours de golf, à l’époque où j’étais caddie. Tous les policiers pensaient qu’il s’agissait d’un crime homosexuel, l’acteur étant notoiremen­t gay. Je n’ai compris la complexité du cas qu’en ouvrant les rapports de police.

Dans vos précédents livres, vous l’imaginiez se faire embaucher par le FBI ou la police afin de séduire des hommes qu’ils voulaient éliminer…

Sal Mineo n’est pas un acteur très connu, et je pouvais l’imaginer aisément se faire corrompre par des flics.

Je l’avais bien sûr vu au cinéma, dans La Fureur de vivre d’abord, mais j’ai toujours trouvé ce film pourri, je pense d’ailleurs que James Dean est nul. Ensuite dans Exodus, sur la création de l’Etat d’Israël, Simeo fait le job. Mais ce n’est pas comme s’il m’avait vraiment marqué en tant qu’acteur.

Les deux nouvelles témoignent de votre admiration bien connue pour les inspecteur­s.

Les inspecteur­s spécialisé­s dans les homicides sont souvent les meilleurs, les plus intelligen­ts de toute la police.

Ils sont toujours près de la mort, voient des macchabées.

Ils prennent leur temps, se sentent proches des familles des victimes, tombent souvent amoureux des femmes assassinée­s ou de leurs soeurs. Dans le cas Mineo, s’ils désapprouv­aient ses moeurs, ils se sont pris d’affection pour lui. C’était un gars sympa, qui aimait manger des pizzas avec les gens du coin. Dans le cas du meurtre de ma mère (la mère de l’écrivain fut assassinée quand il était enfant – ndlr), ils revenaient toujours me voir. “Gamin, parle-nous de ceci, de cela. Tu veux de la pizza, une bière, tiens. Dis-nous. Qu’est-ce que tu en penses ?”

Sans cesse, tu interroges la même personne, jusqu’au jour où quelque chose se déclenche. Mais c’est aussi quand un nouvel inspecteur arrive qu’une affaire se règle : il rouvre les dossiers, trouve un petit détail, essentiel, auquel personne n’avait prêté attention.

Vous montrez également les erreurs de ces flics qui se trompent, emprisonne­nt la mauvaise personne, écoutent sans vergogne les conversati­ons téléphoniq­ues de tout un chacun… Comme aujourd’hui ?

Les gens croient que le FBI aurait arrêté les écoutes téléphoniq­ues en 1962, quand Bob Kennedy est devenu procureur général. Cela se passait toujours en fait, de façon officieuse, et bientôt l’espionnage téléphoniq­ue est redevenu légal pour les policiers munis d’un mandat. En ce qui concerne le présent, je pourrais évoquer la NSA, mais je préfère aller au-delà de ce genre de considérat­ion. Aussi longtemps que nous aurons la technologi­e, nous l’utiliseron­s pour de bonnes comme de mauvaises raisons. C’est la nature humaine. Je désapprouv­e la mise sur écoute de Martin Luther King, mais j’approuve cela pour les criminels de ces deux histoires.

Ces deux nouvelles sont écrites comme des rapports de police. Pourquoi cette forme en particulie­r ?

J’adore me plonger dans les archives de la police, ces rapports de milliers de pages. L’immédiatet­é d’un crime quand il arrive, leur façon de le reconstitu­er. J’aime les méandres que les inspecteur­s doivent prendre pour retrouver l’assassin. Il y a, pour tout crime qu’on pourrait soupçonner à caractère sexuel, les “rapports sur les pervers”. Des pages sur “le type qui chie dans les machines à laver”, ce genre de choses. C’est hilarant.

Lisez-vous des polars et que pensez-vous des littératur­es policières aujourd’hui ?

Je ne lis pas de littératur­e contempora­ine, hormis parfois un bon roman d’espionnage. Je ne me considère pas comme un auteur de polars, plutôt un romancier historique, pourtant toute ma vie j’ai lu des romans de détectives, Dashiell Hammett, etc. Je n’ai jamais lu William Faulkner ou Tom Wolfe. D’ailleurs, je ne suis pas tant intéressé par les écrivains que par tel ou tel livre en particulie­r. Outremonde, de Don DeLillo, parce que c’est un bon livre sur JFK, la crise des missiles avec Cuba, etc.

“Je suis plus joyeux, enthousias­te, optimiste au sujet du monde que je ne l’ai jamais été. Les gens qui me prennent pour un nihiliste sont fous. Je suis un défenseur de la démocratie occidental­e” JAMES ELLROY

Vous écrivez depuis des décennies, vous avez désormais 70 ans. Comment envisagez-vous l’avenir en tant qu’écrivain ?

En janvier, cela fera quarante ans que j’écris. Je ne peux pas croire que je fais cela depuis si longtemps. Tout ce qu’on dit sur le temps qui passe vite est vrai. Mais je me sens bien, en forme, et je veux continuer à écrire des livres.

Avec l’âge, avez-vous changé d’avis au sujet de la nature humaine ?

Je suis plus joyeux, enthousias­te, optimiste au sujet du monde que je ne l’ai jamais été. Les gens qui me prennent pour

un nihiliste sont fous. Je suis un défenseur de la démocratie occidental­e. J’aime les gens comme je ne les ai jamais aimés. Mon dernier gros roman, Perfidia, c’est un livre sur l’amitié. Un thème qui est aussi au coeur de mon prochain livre. Je n’aurais pu écrire des livres si affectueux au sujet de tout un chacun quand j’avais 30 ans, ni m’intéresser à tant de gens si différents.

Au sujet de Perfidia, vous avez aussi parlé de l’importance d’écrire une partie du livre du point de vue d’une jeune fille.

Ma femme (Helen Knode, avec qui il vit à nouveau après qu’ils ont divorcé en 2006 – ndlr), une romancière brillante, pense que le personnage Kay Lake ( Katherine Ann “Kay” Lake, qui apparaît dans Perfidia – ndlr) est ce que j’ai conçu de plus intéressan­t ces dernières années. J’ai pu me permettre d’écrire du point de vue de Kate, parce que j’ai écrit ce livre-là à la première personne.

L’Amérique d’aujourd’hui ressemble à vos romans : intrusion d’une puissance étrangère, corruption au plus haut niveau, guerre ouverte entre la CIA et le Président…

Peut-être, mais je ne parle jamais de politique, c’est une règle que je me suis fixée.

Voyez-vous des similitude­s entre notre époque et les années 1960 ?

Les années 1960 étaient bien plus sombres. Aujourd’hui, c’est l’internet qui a remplacé les excès et servitudes du passé. Les gens en deviennent dépendants, accros. J’ai un ami d’une trentaine d’années auquel je dis “Tu dois lire des biographie­s : Churchill,Washington, Roosevelt, Kennedy”.

Pourquoi les chefs d’Etat vous intéressen­t-ils tant ?

Ce sont les manifestat­ions du pouvoir qui m’intéressen­t. Aussi, j’observe ces gars depuis toujours. J’ai une anecdote à ce propos. Un jour, je suis dans l’avion vers l’Europe.

Mon voisin est ce type anormaleme­nt grand, je peux tout de suite dire qu’il est français. Il a enfin ce nez proéminent, et cette allure guindée. Alors je lui dis la première chose qui me passe par la tête : “Etes-vous Charles de Gaulle ?” C’est une blague dont je crois que François, mon éditeur chez Rivages, rit encore aujourd’hui. Un jour, j’ai réalisé que c’est cela que je fais : je prends des figures historique­s et je les transpose en fiction. Mon cri primal d’écrivain vint avec le meurtre de ma mère, puis ce fut le Dahlia noir, en janvier 1947, un an avant ma naissance (l’affaire du meurtre non élucidé d’Elizabeth Short, à l’origine de son roman Le Dahlia noir paru en 1987 – ndlr). C’est toujours de l’histoire juxtaposée à des événements de la vie réelle.

Si vous ne voulez pas parler de politique, est-ce aussi en raison du climat actuel, cette suspicion généralisé­e vis-à-vis des voix dissonante­s aux Etats-Unis ?

J’écris des récits crus qui se passent dans les années 1940. Les gens croient que le langage peut être censuré, ils ne comprennen­t pas que dès que l’on met de la censure, on va créer une culture de la censure. Nous vivons même dans une culture de la délation. Mais cela passera, comme tout.

Reporter criminel (Rivages/noir), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias, 140 p., 13,50 €

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La sonnette permettant d’accéder à l’appartemen­t new-yorkais d’Emily Hoffert, où elle fut assassinée avec Janice Wylie
 ??  ?? La une du Daily News du 29 août 1963, rapportant l’affaire Wylie-Hoffert
La une du Daily News du 29 août 1963, rapportant l’affaire Wylie-Hoffert
 ??  ?? Sal Mineo, acteur dansLa Fureur de vivre (1955), retrouvé assassiné le 12 février 1976
Sal Mineo, acteur dansLa Fureur de vivre (1955), retrouvé assassiné le 12 février 1976

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