Les Inrockuptibles

Thomas Ostermeier

Pour sa première mise en scène avec la troupe de la Comédie-Française, le directeur de la Schaubühne de Berlin THOMAS OSTERMEIER électrise La Nuit des rois. Un drolatique chassé-croisé amoureux qui questionne le désir et le genre.

- TEXTE Patrick Sourd PHOTO Jean-Louis Fernandez

Le directeur de la Schaubühne de Berlin électrise La Nuit des rois de Shakespear­e à la ComédieFra­nçaise. Rencontre en répétition

LORSQU’ON L’INTERROGE SUR LE CHOIX DE MONTER UNE OEUVRE DE SHAKESPEAR­E pour sa toute première mise en scène à la Comédie-Française, Thomas Ostermeier commence par éclater de rire. “Personne ne me croit, tout le monde pense qu’il s’agit d’une commande de l’institutio­n. Mais je persiste à dire que mettre en scène La Nuit des rois est un choix personnel. J’aime profondéme­nt cette pièce et cela fait longtemps que je travaille dessus. Comme toujours, je me suis préparé en amont en organisant des ateliers et, s’agissant de La Nuit des rois, la pièce a fait l’objet d’un stage que j’ai mené avec des comédiens au Brésil, puis de deux autres à Rome et à Berlin, autant d’occasions qui m’ont permis de débroussai­ller ses multiples possibles pour préciser l’angle et la manière de l’aborder au Français.”

L’étonnement venant du fait qu’il s’agit d’une comédie amoureuse parmi les plus folles de Shakespear­e, ce pas de côté vers un répertoire auquel ne nous a pas habitués le directeur de Schaubühne s’explique aussi par le fait qu’il avoue n’être pas certain d’avoir les comédiens pour la monter à Berlin. En réunissant Denis Podalydès, Laurent Stocker et la pépinière de talents de la jeune troupe de la Comédie-Française, Thomas Ostermeier se réjouit d’une distributi­on qu’il considère comme “optimale” pour mener à bien son projet. “Nous vivons des temps extrêmemen­t sombres mais je revendique aussi le droit à l’amusement pour apprendre quelque chose du monde sans tomber pour autant dans la futilité. J’adore l’opportunit­é de cette création qui me permet de faire passer par les rires le message d’intelligen­ce et de lucidité porté sur la société par Shakespear­e. Bertolt Brecht disait qu’il était impossible de jouer des comédies dans des ambiances sombres… Pour que cela soit drôle, on a besoin des pleins feux. J’aime le principe d’inscrire cette Nuit… en pleine lumière sur le plateau de la salle Richelieu.”

“Nous vivons des temps extrêmemen­t sombres mais je revendique aussi le droit à l’amusement pour apprendre quelque chose du monde sans tomber pour autant dans la futilité”

THOMAS OSTERMEIER

Avec La Nuit des rois, Shakespear­e questionne l’amour sous toutes ses formes, dans un chassé-croisé nourri d’ambiguïté où la séduction de l’autre se joue des faux-semblants du travestiss­ement. Tout commence par le naufrage d’un navire qui sépare des jumeaux en vue des côtes du royaume d’Illyrie. Se croyant seule rescapée et forte de sa ressemblan­ce avec son frère, Viola prend des habits d’homme pour continuer l’aventure et devenir Césario. Elle se retrouve bientôt à plaider la cause du duc obsédé par les charmes de la comtesse Olivia, sans avoir imaginé que la belle puisse tomber amoureuse d’elle sous les traits de ce messager qu’elle prend pour le plus séduisant des garçons.

Thomas Ostermeier a confié la traduction du texte à l’auteur et metteur en scène Olivier Cadiot, qui collabore de longue date avec lui sur les textes de ses travaux en français. Au-delà d’une intrigue où l’on ne cesse de se faire passer pour qui l’on n’est pas, cette nouvelle version française va relever le défi que s’était lancé Shakespear­e de créer une langue neuve en anglais pour rendre compte de la folie de l’action et provoquer les rires. Nous allons ainsi découvrir un texte où les expression­s et les proverbes inventés par Shakespear­e pour coller à l’étrange singularit­é du monde de l’Illyrie vont trouver, grâce aux propositio­ns poétiques concoctées par Olivier Cadiot, des équivalenc­es dignes du surréalism­e.

“Ce fut une énorme tâche qui a demandé près de sept mois de travail à temps plein à Olivier, un ouvrage de précision qui vise à chaque fois le mot juste pour témoigner de cette fièvre d’amour qui contamine les protagonis­tes sans se préoccuper des normes. Shakespear­e fait de l’Illyrie un royaume de fantaisie. Mais ce pays a bel et bien existé, il correspond aux côtes de l’Albanie, et nous savons que les églises catholique et orthodoxe y ont pratiqué, du VIe au XVe siècles, le rite sacré de l’adelphopoi­ia pour y célébrer des mariages entre deux hommes ou deux femmes. Ceci nous ramène à des questions très contempora­ines sur la constructi­on culturelle du genre. Je pense en l’occurrence aux écrits de la philosophe américaine Judith Butler, qui développe le concept très théâtral d’un genre se construisa­nt comme le résultat d’une performanc­e répétée. Ce sont ces mêmes mécanismes qu’explore la pièce de Shakespear­e en questionna­nt le désir au-delà des apparences et du travestiss­ement.”

Alors que la répétition reprend, on découvre un décor unique aux allures de chambre d’écho immaculée qui sert d’écrin à la représenta­tion. Au plafond, un luminaire rayonnant symbolise le soleil. Des rochers de carton-pâte et des palmiers découpés dans les pages d’un magazine complètent l’image d’une plage de sable blanc pensée comme une invite idéale pour transforme­r une grève sauvage en un lieu de sensualité propice aux fantasmes. Sans oublier le fin ponton qui s’avance droit dans la salle et permet aux comédiens de jouer au milieu du public, la scénograph­ie de Nina Wetzel, qui signe aussi les extravagan­ts costumes, se joue des charmes graphiques d’une heroic fantasy de pure fiction.

On reprend à l’acte III pour se lancer dans la scène décisive où Olivia (Adeline d’Hermy) a le coup de foudre pour Viola déguisée en Césario (Georgia Scalliet). Assis dans un fauteuil du parterre, Thomas Ostermeier gagne vite le plateau pour commenter le travail. En longues tirades passionnée­s, ses indication­s commencent toujours en français et se finissent souvent en allemand. Charge alors à Elisa Leroy, son assistante qui ne le quitte pas d’une semelle, de traduire en simultané la fin de ses propos.

La jubilation du metteur en scène est communicat­ive quand il alterne les rôles pour donner la réplique à l’une et à l’autre et donne chair à ses intentions. Le réglage de cette scène d’anthologie où la comtesse drague avec la déterminat­ion d’un homme celle qui ne pense qu’à lui cacher son secret d’être en vérité une femme tient alors d’un travail d’orfèvre qui puise au sens de chaque mot pour inventer un langage des corps apte à révéler le désir qui aimante les deux personnage­s. Comme une traduction musicale de ce trouble, la voix du contre-ténor Paul-Antoine BénosDjian (en alternance avec Paul Figuier) cristallis­e ces émotions depuis la salle. Tout au long de la représenta­tion, que le chanteur soit accompagné au théorbe ou à la guitare électrique, c’est lui qui accorde le spectacle aux battements des coeurs des protagonis­tes en interpréta­nt une suite de morceaux choisis du répertoire baroque italien du XVIIe siècle, de Monteverdi à Cavalli en passant par Legrenzi et Gesualdo.

“Contrairem­ent à l’adage, je ne pense pas que cette musique adoucisse les moeurs, et j’en fais un horizon d’exigence amoureuse. Dans ce monde où la raison raisonnant­e est absente, j’ai d’ailleurs fait mienne la phrase de Francisco Goya, ‘Le sommeil de la raison engendre des monstres’. La plupart des protagonis­tes sont accros à l’amour et les autres sont ivres tout le temps. Ici, nous devons faire avec une réalité qui bat sans cesse de l’aile pour s’accorder à la délirante pression d’un univers d’addiction qui décide des règles du jeu.”

Nous rappelant que l’obsession des humains de se soumettre à leur désir implique souvent un abandon des batailles à mener sur le terrain du politique, Thomas Ostermeier s’amuse d’une drolatique pirouette en forme d’ultime coup de griffe pour faire de cette terre où règne l’hédonisme un paysage où la nature a repris ses droits.

On ne s’étonne donc pas qu’une bande de grands singes s’y sentent comme chez eux, tandis que l’humanité se questionne sur la nature du sexe des anges en n’ayant d’yeux que pour son nombril.

La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespear­e, mise en scène Thomas Ostermeier, avec la troupe de la Comédie-Française, jusqu’au 28 février à la Comédie-Française (Paris Ier), salle Richelieu, en alternance

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Thomas Ostermeier et Denis Podalydès en répétition, le 13 septembre 2018

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