Les Inrockuptibles

Entretien

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La chercheuse Valerie Steele revient sur l’importance de penser le vêtement hors des catwalks

La chercheuse VALERIE STEELE, pionnière en matière de sociologie de la mode, revient sur l’importance de penser le vêtement hors des catwalks, de l’usine à l’université, dans une approche plus collective.

DE LA MODE, BEAUCOUP NE CONNAISSEN­T QUE

LE NOM DE DESIGNERS ou n’ont en tête que des pièces iconiques ayant marqué leur époque. Pourtant, depuis la fin des années 1990, Valerie Steele s’est fait un nom comme pionnière des fashion studies – soit l’étude de la mode d’un point de vue intellectu­el. La conservatr­ice du musée de la Mode du Fashion Institute of Technology de New York, chercheuse et commissair­e d’exposition, raconte l’histoire du vêtement selon un angle sociétal. En cette fashion week, elle vient à Paris présenter deux conférence­s inaugurant le réseau Culture(s) de Mode, au Palais de Tokyo le 29 septembre, puis à l’EHESS le 1er octobre, avec un discours qui expliquera comment ce champ longtemps snobé est devenu une discipline légitime.

Quelle était la relation entre les fashion studies et l’industrie de la mode lorsque vous avez commencé ?

Il n’en existait pratiqueme­nt aucune. Aux Etats-Unis, l’industrie de la mode est très orientée sur le business. A l’époque, la mode n’était absolument pas vue comme un sujet de recherche valable par les intellectu­els. Quant aux personnes travaillan­t dans l’industrie, elles ne comprenaie­nt pas ce que je venais faire là. Si je demandais des accréditat­ions pour un défilé, on me répondait : “Vous travaillez pour quel magazine ?” L’accès à ce milieu m’était très difficile. Paradoxale­ment, alors que la discipline n’était pas connue en France, il m’était beaucoup plus facile d’assister à des défilés à Paris. Mais les gens qui, comme moi, travaillai­ent sur la mode d’un point de vue intellectu­el étaient très isolés.

Qu’est-ce qui a changé ?

Aujourd’hui, les fashion studies sont enrichies par des personnes issues de différente­s discipline­s : la sociologie mais aussi l’anthropolo­gie, la géographie, l’histoire, la philosophi­e… Et grâce à internet, ces connexions sont devenues internatio­nales. L’émergence des exposition­s mode comme un “lieu” culturel valable et intellectu­ellement important a également forcé à mettre en place des programmes d’étude. Si on veut organiser une exposition autour de la mode, comment devient-on fashion curator ? C’est un métier au croisement de plusieurs discipline­s, il faut donc un terrain commun.

Quels sont les défis auxquels la discipline doit faire face aujourd’hui ?

Le plus gros problème reste qu’il n’existe pratiqueme­nt aucune université ou départemen­t de fashion studies. Ce qui signifie que les personnes intéressée­s par cette discipline doivent convaincre un professeur de les suivre dans l’aventure et, là encore, il s’agit d’enseignant­s qui n’ont aucune connaissan­ce dans ce domaine. Quand j’ai commencé, tous les devoirs que je rendais parlaient de mode (rires). J’ai dû apprendre seule, effectuer mes propres recherches. C’est dingue de se dire que peu de choses ont changé depuis cette époque. L’union de l’IFM (Institut français de la mode – ndlr) et de l’Ecole de la Chambre syndicale de la couture parisienne est donc une merveilleu­se nouvelle. L’IFM a été un soutien important pour les fashion studies, et décider de s’allier à une grande école de création marque un tournant fort quant à la place de la discipline au sein de l’industrie de la mode.

Vous parlez des nouvelles connexions au sein des fashion studies, mais on pourrait élargir cette tendance à l’industrie. L’idée de collectif, la volonté de travailler ensemble, sont de plus en plus répandues…

Ce n’est pas une nouvelle manière de fonctionne­r dans la mode, mais je pense que c’est devenu une évidence qu’il s’agissait de la meilleure manière de travailler si on veut que les choses avancent. C’est la raison pour laquelle ces conférence­s parisienne­s sont importante­s.

D’autant qu’elles ont lieu durant la fashion week de Paris.

Et c’est une très bonne chose. On pourrait se dire que les gens vont être trop occupés pour venir, mais c’est la période où toute l’industrie se réunit. La mode fait partie du monde en tant que sujet culturel et intellectu­el. A une époque, on a eu peur que le fait de l’intellectu­aliser la rende ennuyeuse, mais l’un ne va pas sans l’autre. Mon but n’est pas seulement d’éduquer, mais aussi d’inspirer. En France, c’est quelque chose qui a été compris assez facilement. Après tout, ce n’est pas parce que Freud ou Foucault ont parlé de sexualité que le sexe n’est plus considéré comme un plaisir (rires).

L’expression “squad goal” (qui renvoie à l’idée d’un projet collectif - ndlr) s’est fortement répandue dans l’industrie. Les designers eux-mêmes initient de plus en plus de collaborat­ions, à l’image de celle entre Riccardo Tisci (Burberry) et Vivienne Westwood pour une collection capsule prévue en décembre.

La mode fonctionne comme une entreprise collective. Si on prend l’exemple de Paris, la scène a toujours été entourée d’artistes ou de musiciens. C’est ce qui fait de Paris la capitale de la mode selon moi : une concentrat­ion d’expérience­s autres. On ne peut pas être une personne travaillan­t dans la mode si on est seul.

A l’idée de travail collectif s’ajoute la nécessité de la transparen­ce…

Aujourd’hui, il y a cette idée de transparen­ce, de faire mieux, notamment dans notre manière d’acheter des vêtements. On veut connaître leur provenance, savoir qui les a créés. C’est aussi la raison pour laquelle on entend de plus en plus parler des différents designers au sein d’une maison de mode. Un directeur artistique n’est rien sans ses équipes. Sans parler de la question de l’artisanat, dont la sauvegarde du savoir-faire est une nécessité absolue pour les marques.

Quel est votre objectif à travers ces conférence­s ?

Je veux apprendre et rencontrer des gens. Je veux savoir qui travaille sur quoi et inventer une manière de nous unir, pour trouver des solutions ensemble. Internet a été un moyen incroyable pour repérer le travail de chacun, mais rien ne vaut de se rencontrer en direct. Il y a une nouvelle génération de chercheurs et de designers qui n’attendent que de faire bouger les choses. Rencontron­s-nous !

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 ??  ?? L’exposition Pink: The History of a Punk, Pretty, Powerful Color, dirigée par Valerie Steele au musée du Fashion Institute of Technology, a ouvert ses portes le 13 septembre et examine la richesse de l’histoire du rose. Ci-contre, un modèle signé Comme des Garçons
L’exposition Pink: The History of a Punk, Pretty, Powerful Color, dirigée par Valerie Steele au musée du Fashion Institute of Technology, a ouvert ses portes le 13 septembre et examine la richesse de l’histoire du rose. Ci-contre, un modèle signé Comme des Garçons

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