Les Inrockuptibles

Le centenaire Bergman, Rafiki, Un peuple et son roi, Donbass…

Des documentai­res, treize films en version restaurée et une rétrospect­ive pour saluer Ingmar Bergman, dont on fête le CENTENAIRE. L’occasion de renouer avec une oeuvre colossale plus baroque qu’austère.

- Emily Barnett

UN CHEVALIER DISPUTE UNE PARTIE D’ÉCHECS AVEC LA MORT. Cette image emblématiq­ue du cinéma de Bergman a contribué à sa renommée, mais l’a aussi peut-être enfermé. Bergman et son enfance maltraitée, son rapport conflictue­l aux gens et ses problèmes de santé. Bergman, l’homme pétri d’angoisses, érigées en art à travers des films aussi mythiques que Le Septième Sceau où se déroule la scène que nous venons de citer.

Le film est tourné en 1957. Justement, c’est à cette année qu’est consacré l’excellent documentai­re Bergman, une année dans une vie. Car pendant cette courte période, le maître suédois déploie sa phénoménal­e force de travail : il sort deux films ( Le Septième Sceau et Les Fraises sauvages), un téléfilm, et met en scène quatre pièces de théâtre (dont un Peer Gynt monumental de cinq heures), révélant une productivi­té impression­nante. Si elle n’en est pas moins vraie, cette facette du caractère de Bergman a contribué à son image de cinéaste surplomban­t.

Après 1957, l’obsession de la mort est devenue une constante de son cinéma. On ne compte plus les films où apparaisse­nt ces perpétuels questionne­ments avec un au-delà insondable. Il est souvent incarné par des personnage­s d’ecclésiast­iques malfaisant­s – allégories d’un père pasteur et autoritair­e que Bergman déteste. La maladie et la folie irriguent son oeuvre aussi. Mais on atteint là des rives qui ne laissent aucune place au dépouillem­ent. Bergman est un maître baroque,

et les mouvements fous se lisent partout dans son cinéma.

Dans les visages d’abord. Le cinéaste idolâtrait les gros plans. Quand il déclare que la caméra est “un instrument prodigieux pour capter l’âme humaine”, il parle des variations infinies d’expression­s de ses actrices – Liv Ullmann (la plus émouvante), Bibi Andersson (la plus Jean Seberg), Harriet Andersson (la plus coquine), Ingrid Thulin (la plus beauté froide)… Chaque film porte l’exigence de géographie­r une vie intérieure.

Avant l’âme, il y a eu les corps. Dans les années 1950, c’est en filmant des jeunes femmes dénudées que Bergman se fait connaître. On court voir Jeux d’été, L’Attente des femmes et Monika, tourbillon­s d’érotisme polisson, jeux du chat et de la souris avec la censure. Comme pour théoriser cela, le réalisateu­r tourne en 1955, à l’âge de 37 ans, le film qui va le faire connaître du monde entier : Sourires d’une nuit d’été, un vaudeville libertin et turbulent récompensé au Festival de Cannes où il reçoit, cela ne s’invente pas, “le Prix de l’humour poétique”.

Dans son film le plus ouvertemen­t moderniste, tourné en 1966 sur l’île de Fårö, l’expressivi­té de Bergman transcende le récit : à travers ce huis clos entre une infirmière et sa patiente, une actrice frappée de mutisme, Persona se distingue par ses audaces formelles et ses libertés prises avec la narration. Suivront, dans une veine proche,

Les Communiant­s, Le Silence, La Honte… Bergman se passionne pour le couple et la jalousie. Lui-même a eu, on le sait, une vie privée chaotique. Et beaucoup d’enfants dont il ne s’est jamais occupé. Le couple est, de son point de vue, un nid de tensions et de rapports de force changeants et évolutifs. Une autre source inépuisabl­e d’inspiratio­n qui culmine en 2003 avec son film testamenta­ire, Saraband.

Il livre, cette année-là, la suite trente ans plus tard d’un autre chef-d’oeuvre : Scènes de la vie conjugale. Ce pugilat verbal de trois heures fascine par les tours et les détours rancuniers que prend l’enfer du couple. Les dialogues touchent à un degré de maniérisme jamais atteint, tout en délivrant un sentiment d’unité implacable. La note dominante est un surgisseme­nt de haine toujours incontrôla­ble.

Le cinéaste suédois n’est pas un grand amateur du clair-obscur, son cinéma est trop frontal pour ça. A la couleur, il préfère le noir et blanc. Mais fait une exception (la seule vraiment choisie) pour Cris et chuchoteme­nts. L’usage spectacula­ire de la couleur produit, dans ce film tourné en 1972, l’une des plus puissantes évocations de la maladie. L’omniprésen­ce du rouge crée un effet de saturation comparable à la souffrance de la malade, sur fond de conflit sororicide.

Ce style baroque se fortifie dans les drames familiaux. C’est le symptôme d’une oeuvre immense produite par un auteur torturé qui a lui-même subi des maltraitan­ces dans sa jeunesse. Le sublime Fanny et Alexandre aborde ce sujet sous une forme flamboyant­e et hypnotique. Au début du film, Alexandre reçoit une lanterne magique pour Noël. Grâce à ce cadeau, il va pouvoir échapper au réel en se réfugiant dans les images. C’est cette fugue essentiell­e que l’on retrouvera transcrite dans un grand nombre de ses production­s, et qui permet à Bergman de filmer la vie non comme la vie, mais comme un théâtre en constante métamorpho­se.

Reprises Treize films en version restaurée Rétrospect­ive Ingmar Bergman à la Cinémathèq­ue française jusqu’au 11 novembre, Paris XIIe

Bergman, une année dans une vie de Jane Magnusson (Suè., 2018, 1 h 56)

A la recherche d’Ingmar Bergman de Margarethe von Trotta (All., Fr., 2018, 1 h 39)

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 ??  ?? Bibi Andersson et Liv Ullmann dans Persona, d’Ingmar Bergman (1966)
Bibi Andersson et Liv Ullmann dans Persona, d’Ingmar Bergman (1966)

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