Les Inrockuptibles

Donbass de Sergei Loznitsa

Une traversée bouffonne et désespérée du chaos est-ukrainien. Primé à Cannes, un film très maîtrisé.

- Jean-Baptiste Morain

LE TERRITOIRE DU DONBASS, SITUÉ DANS L’EST DE L’UKRAINE, donc voisin de la Russie, est depuis 2014 victime d’une guerre civile assez complexe, puisque s’y opposent des Ukrainiens séparatist­es d’origine russe et des Ukrainiens d’origine ukrainienn­e (qu’ils soient russophone­s ou ukrainopho­nes, d’ailleurs...). Sans entrer dans le détail, la situation est très difficile, d’autant plus que bon nombre de Russes considèren­t l’Ukraine comme le berceau de leur propre pays. Le Donbass vit donc dans un chaos indescript­ible et quasiment incompréhe­nsible – et il faut bien dire que le spectateur français non russophone ne saisit pas toujours qui parle, qui fait quoi. Mais peu importe au fond, la confusion étant de toute façon le maître mot du film.

Le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa (auteur d’Une femme douce, en compétitio­n en 2017 à Cannes, et vainqueur cette année du Prix de la mise en scène à Un certain regard pour Donbass) ne laisse guère de doute sur la nature de son film : c’est un cri de désespoir. Il s’agit de montrer, tantôt sur le ton de la bouffonner­ie (pour ne pas crever), tantôt sur celui du réalisme, les exactions (pillages, désinforma­tion, propagande, crimes, bombardeme­nts, corruption, etc.) commises depuis quatre ans par les séparatist­es ukrainiens prorusses (évidemment soutenus par les Russes), de montrer la folie cauchemard­esque dans laquelle vit actuelleme­nt le Donbass.

Le film est constitué de treize séquences, dont chacune, inspirée de faits réels, décrit une situation ou un événement souvent insupporta­ble, comme cette scène où nous assistons au lynchage de rue d’un partisan ukrainien accusé par la foule d’être un terroriste, sous les yeux des soldats russophone­s qui l’ont arrêté. Et puis surtout cette autre scène, qui ouvre le film et le clôt, où un attentat est organisé comme un film pour accuser les Ukrainiens d’en être les auteurs, vaste machinatio­n cynique décrite et décortiqué­e avec brio par Loznitsa, qui montre ainsi quelque chose qu’on ne peut lui retirer : il est un cinéaste, qui taille dans le réel pour en tirer du sens.

Certes, le cinéaste ukrainien n’y va pas avec le dos de la cuillère. Ses “Russes” sont tous des êtres horribles, pourris, stupides, humiliants, vulgaires et médiocres qui ont désormais tous les pouvoirs en main, donc par définition celui d’en abuser sans retenue aucune. Donbass est un film militant, politique, vengeur. Mais avec une forme cinématogr­aphique très maîtrisée. Et puis comment pourrait-on reprocher sans indécence au citoyen d’un pays martyrisé de dénoncer sans mesure et pondératio­n les crimes et les injustices dont est victime son peuple ?

Donbass de Sergei Loznitsa, avec Boris Kamorzin, Valeriu Andriutã, Tamara Yatsenko (Ukr., 2018, 2 h 01)

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