Les Inrockuptibles

Trente-deux ans

- Serge Kaganski

J’ignore ce que mes camarades fondateurs avaient en tête quand nous avons créé ce journal au printemps 1986 (après une émission de radio qui s’intitulait déjà Les Inrockupti­bles en 1983-1985 – copyright de ce titre-jeu de mot imprononça­ble : Jean-Marie Durand).

En ce qui me concerne, je ne voyais pas beaucoup plus loin que le bout de mon nez (lequel n’est pas minuscule, certes) : soit l’opportunit­é de recevoir disques et places de concerts gratos en échange de la tentative de noircir quelques lignes dans notre nouveau fanzine ; avec, pour seul diplôme journalist­ique, la lecture intensive de quelques grandes figures de la presse contre-culturelle de l’époque dont j’escomptais arriver au moins à la cheville (Philippe Garnier, Serge Daney, Yves Adrien, Sylvie Caster, Laurent Chalumeau, Lester Bangs…). J’étais intimement convaincu que cette affaire Inrocks serait éphémère et qu’il serait bien temps ensuite de trouver un vrai boulot sérieux. Je n’imaginais pas que nos marottes ado dureraient toujours et deviendrai­ent finalement notre métier pendant trente-deux ans, décompte toujours en cours.

A l’heure de baisser le rideau, mille pensées se bousculent, mais je n’en retiendrai qu’une : exprimer ma gratitude XXL à tous ceux et toutes celles qui m’ont permis de vivre ce rêve consistant à travailler chaque jour avec ce qui nourrit l’âme et l’esprit. Alors merci aux artistes qui ont honoré nos pages et plus particuliè­rement à ceux qui m’ont offert des rencontres marquantes : Chris Isaak pour la première couve et sa douceur de rocker-crooner-surfeur mélancoliq­ue ; Maurice Pialat pour ses humeurs stimulante­s et le leg d’une amitié profonde avec la Pialat family ; Leos Carax pour la première couve ciné et une rencontre de feu et de glace ; David Lynch pour sa courtoisie fascinante de beau bizarre ; Iggy Pop pour sa gentilless­e étonnante à l’aune de son image de grand fauve ; Jean-Luc Godard pour son humour sibyllin et ses aphorismes incisifs ;

Bob Dylan pour nous avoir accordé le rarissime privilège d’un entretien ; Chantal Akerman pour sa délicieuse folie douce ; Bruce Springstee­n pour avoir su concilier superstard­om, humilité et sens du collectif ; Claire Denis pour le compagnonn­age au long cours ; Claude Lanzmann pour son affection extrême et ses colères… extrêmes ; Toni Morrison pour son charisme de queen of soul des lettres ; Luc et Jean-Pierre Dardenne pour vingt-deux années d’amitié même pas écornées par la récente demi-finale de foot ; Al Green pour avoir chanté divinement certaines de ses réponses à mes questions ; Agnès Varda pour sa fantaisie, son acuité et ses “80 balais” ; Abdellatif Kechiche pour les rendez-vous repoussés, annulés et finalement intensémen­t honorés ; Quentin Tarantino pour son inextingui­ble tchatche ; James Ellroy pour ses sombres rumination­s de bad boy en surchauffe (idem Vincent Gallo) ; Arnaud Desplechin pour avoir incarné le cinéma français de notre génération ; Laetitia Dosch pour son admirable singularit­é… et pardon à tous ceux et toutes celles que je n’ai pas la place de citer.

Merci évidemment à vous, lecteurs, qui nous avez lus, quittés, retrouvés, aimés, détestés, car sans vous, etc. Merci aux producteur­s, distribute­urs, attachés de presse qui ont (été) accompagné(s) (par) notre travail. Merci à mes camarades de bureau et collègues d’autres journaux qui, par leurs écrits, discussion­s, accords et désaccords, m’ont aidé à combattre ma pente naturelle au farniente et poussé à élever un peu mon niveau. Merci à mes fratelli du noyau originel : JD “Manchester forever” Beauvallet et sa plume fougueuse ; Arnaud Deverre qui nous a bien soulagés en mettant les mains dans le cambouis administra­tif et comptable ; Eric Mulet et Renaud Monfourny, les deux artistes du “trop de couleurs distrait le spectateur”. Merci enfin et surtout à Christian Fevret, notre July, notre Bizot, notre Paringaux, jeune homme habité qui a eu l’idée de ce projet, qui l’a fait advenir et qui l’a piloté comme personne pendant presque vingt-cinq printemps d’éclosions artistique­s et de floraisons d’encre et de papier.

Aujourd’hui, l’encre et le papier sont entrés dans leur crépuscule ainsi qu’une époque, celle qui m’a façonné et qui a permis la création des Inrocks (mais aussi de Rock&Folk, Libé, Pilote, Charlie Hebdo, Actuel…), quand les journaux étaient des aventures artisanale­s et passionnel­les. Trente-deux ans, c’était hier, c’était il y a mille ans. Le moment est venu de me démarquer et de dire sobrement : l’exercice a été profitable, merci et salut Les Inrockupti­bles, bon vent pour les trente-deux années à venir.

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 ??  ?? Serge Kaganski avec Quentin Tarantino (1997), Jim Jarmusch (1999) et David Lynch (2001)
Serge Kaganski avec Quentin Tarantino (1997), Jim Jarmusch (1999) et David Lynch (2001)
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