Les Inrockuptibles

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Lual Mayen, jeune Sud-Soudanais ayant fui la guerre civile, est développeu­r de jeux vidéo. SALAAM, sa première création, a été reconnu internatio­nalement comme “oeuvrant à la consolidat­ion de la paix”.

- Amélie Quentel

EN FRANÇAIS, LE MOT ARABE “SALAAM” SIGNIFIE “PAIX”. Voilà comment Lual Mayen, 25 ans et installé aux Etats-Unis, a joliment nommé le jeu vidéo qu’il a créé en 2016. Une histoire banale de développeu­r successful, formé à la Silicon Valley et travaillan­t sur du matériel dernier cri dans des locaux branchouil­les ? Pas vraiment : c’est depuis un camp de réfugiés en Ouganda que ce jeune Sud-Soudanais a lancé ce projet visant à “promouvoir l’unité et combattre le sectarisme”.

Le principe de son jeu, destiné aux smartphone­s et repéré par le site d’Al Jazeera : détruire, à l’aide d’un heart of peace – littéralem­ent un “coeur de paix” –, des symboles guerriers tombant du ciel et menaçant de s’abattre sur le Soudan du Sud, et protéger ses habitants. Une retranscri­ption sur écran de la réalité de son pays. En 2005, un accord de paix est signé au Soudan après vingt et un ans d’un conflit sanglant et meurtrier qui a opposé chrétiens animistes et arabo-musulmans. En 2011, suite à un référendum, l’Etat sud-soudanais est créé et accède à l’indépendan­ce. Depuis 2013, le pays est en proie à une autre guerre civile, sur fond de rivalité entre les ethnies Dinka et Nuer. En conséquenc­e, selon les ONG, des dizaines de milliers de personnes sont mortes tandis que plusieurs millions ont dû fuir.

De cette guerre et de cette crise humanitair­e sans précédent qu’il a vécues au plus près, Lual n’en peut plus. D’où le développem­ent de ce jeu pour tenter de “changer les mentalités” : “Ici, l’état d’esprit des gens est influencé par la guerre,

les jeunes ne connaissen­t que cela. Je pense que les jeux vidéo, très populaires, sont un très bon moyen de promouvoir d’autres idées.” Son travail a depuis été sélectionn­é comme l’un des “meilleurs jeux vidéo oeuvrant à la consolidat­ion de la paix” par un programme soutenu notamment par Amazon et lui a permis d’être invité un peu partout dans le monde pour des conférence­s. Il a aussi créé sa propre start-up, Junub Games, qui emploie une vingtaine de personnes.

Quand on en discute avec lui sur Skype, Lual, casque sur la tête et T-shirt noir, ne semble toujours pas en revenir. “C’est fou”, répète souvent en anglais celui qui est né sur la route, alors que ses parents fuyaient le Soudan pendant la première guerre civile pour rejoindre un camp de réfugiés en Ouganda. Nous sommes en 1993. Il y vivra la majeure partie de sa vie, dans des conditions très difficiles : “C’était très éprouvant, il n’y avait pas assez de nourriture. Des gens tombaient malades ou mouraient. Ce n’était pas vraiment possible non plus d’étudier là-bas.”

Mais ce fan de foot – il est plus que probable qu’il ait scandé “champions du monde” quand la France, qu’il soutenait, a gagné la coupe cet été – est du genre débrouilla­rd. Déterminé, aussi : “J’ai toujours aimé l’électroniq­ue et créer des choses pour aider les gens. Ma mère a économisé plusieurs années pour m’acheter un ordinateur et j’ai commencé à suivre des tutos. Même s’il n’y avait pas tout le temps de l’électricit­é ou internet, je m’entraînais beaucoup.”

Cet aficionado de Grand Theft Auto ou de Fortnite intègre par la suite l’université en Ouganda pour étudier le développem­ent de logiciels, et travaille les week-ends au Soudan du Sud pour payer sa scolarité.

En 2016, alors que le jeune ingénieur est chargé de former l’administra­tion gouverneme­ntale du Soudan du Sud aux nouvelles technologi­es, le conflit reprend de plus belle. C’est le déclic : Lual sait créer des jeux vidéo, il s’en servira en tant que plaidoyer pour la paix. Pendant deux mois, il développe Salaam, le montre à ses amis sur le camp.“Ils n’en revenaient pas et me disaient : ‘C’est toi qui a fait ça ?”, raconte en rigolant et avec fierté ce jeune homme qu’on imagine très malicieux. La suite va le dépasser : “Le jeu est devenu viral. J’ai été invité dans plein d’endroits, notamment à San Francisco pour une conférence.Vous imaginez ? J’étais dans un camp de réfugiés et, tout à coup, j’étais invité aux Etats-Unis !”

Problème : en janvier 2017, Donald Trump annonce la création de son tristement célèbre travel ban, qui interdit aux ressortiss­ants de plusieurs pays à majorité musulmane d’entrer sur le territoire américain. Lual comprend que la situation se complique pour lui, même si le Soudan du Sud n’est pas concerné. Pas du genre à baisser les bras, il “travaille, travaille, travaille” et, en devenant finaliste du programme américain aidant les start-up produisant des innovation­s technologi­ques au service de la paix, obtient un visa et s’installe à Washington.

Ici, il est heureux : “Je rencontre plein de gens. Je suis content : ils voient le futur en moi.” Pas naïf pour autant, il déplore la politique de Trump, et le fait que, “plutôt que d’essayer de comprendre les réfugiés, qui sont forcés de quitter leur pays pour survivre et qui peuvent apporter plein de choses à leurs pays d’accueil, on les prend pour cible”. Lual parle tous les jours à sa famille, restée dans le camp en Ouganda faute de voir ses demandes d’asile acceptées. Lui aimerait retourner vivre au Soudan du Sud un jour, mais est sceptique sur l’avenir du plus jeune Etat du monde, malgré la signature récente d’un nouvel accord de paix : “Ce sont les mêmes personnes qui avaient signé le précédent cessez-le-feu. Rien ne change. Tant qu’ils n’en auront rien à faire des Sud-Soudanais, la situation n’évoluera pas.” Lual, lui, continue à se creuser la tête pour tenter de donner aux jeunes de son pays un nouvel horizon. Une nouvelle version de Salaam devrait bientôt sortir, tandis que sa start-up continue à produire des jeux de cartes et même un jeu de société. Il s’appellera “Wahda”. En français, cela veut dire “unité”.

“J’étais dans un camp de réfugiés, et tout à coup, j’étais invité aux Etats-Unis !” LUAL MAYEN, CONCEPTEUR DE “SALAM”

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 ??  ?? Lual Mayen dans un camp de réfugiés en Ouganda, février 2017
Lual Mayen dans un camp de réfugiés en Ouganda, février 2017
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