Les Inrockuptibles

Bali Barret est la directrice artistique de l’univers femme de Hermès, et à ce titre responsabl­e des fameux carrés de soie

- TEXTE Géraldine Sarratia

Depuis douze ans, BALI BARRET est la directrice artistique de l’univers femme de HERMÈS. Elle est notamment responsabl­e des carrés de soie, un mythe maison sans cesse repensé et dont l’histoire s’entrelace avec la sienne.

À LA DESCENTE DE L’AVION À L’AÉROPORT HANEDA DE TOKYO, BALI BARRET LONGE LES LONGS COULOIRS qui la séparent de la sortie et file s’allumer une clope, en dehors de la smoking room, maigre portion de bitume dévolue aux fumeurs et espèce extrêmemen­t rare sur le sol tokyoïte. S’ils lui disent quelque chose ? Elle fait, explique-t-elle, l’ingénue, et cela passe le plus souvent. Bali Barret, 51 ans, un concentré d’élégance parisienne, n’est pas du genre à attendre qu’on lui donne l’autorisati­on. Les portes ça s’ouvre, les places ça se prend, croit-on lire dans le regard bleu foncé, presque félin, qui plonge dans celui de son interlocut­eur sans ciller, sans envisager une seule seconde la fuite ou le repli.

Ouvrir des voies, trouver de nouveaux langages, c’est d’ailleurs assez exactement ce que fait Bali Barret pour Hermès. Elle est directrice artistique de l’univers femme de la marque de luxe et coordonne à ce titre le travail des différents directeurs artistique­s maison (souliers, soie, prêt-à-porter femme, etc.). A ce poste, elle offre également sa contributi­on à des événements visant à présenter la femme Hermès à travers le monde.

Elle est ainsi venue à Tokyo assister à l’événement Avec elle, conçu en étroite collaborat­ion avec la curatrice Laure Flammarion au National Art Center de Tokyo. Cet ambitieux projet, à mi-chemin entre l’installati­on et la performanc­e, propose aux spectateur­s (qui peuvent s’inscrire pour devenir acteurs du projet et jouer un des personnage­s) une expérience sensoriell­e et poétique : plonger pendant une heure dans les coulisses d’un tournage pour tenter de retrouver la trace d’une femme mystérieus­e, dont l’absence articule et imprègne le récit. La métaphore d’une féminité Hermès ? “Je pense qu’il y a des conception­s de la féminité différente­s à l’intérieur de la maison, précise

Bali Barret. Dans le cadre du projet

Avec elle, nous avons décidé de lui donner un visage et je le trouve assez juste. C’est une féminité assez androgyne, sans fard, à la fois identifiab­le et assez imprévisib­le. Un classicism­e qui est capable de faire la révolution tout le temps. C’est une parabole de ce qu’est Hermès : un attachemen­t à une tradition couplé à la capacité de changer d’avis, de direction, à aller ailleurs, là où on ne nous attend pas. Ce qui n’est pas une posture, mais une façon d’être.”

“Je trouve que l’on a cette vocation à entretenir l’artisanat, à aller chercher des artisans pour leur excellence, leur savoirfair­e, sans restrictio­n, même dans des endroits reculés” BALI BARRET

Bali Barret intègre la maison en 1996. Pierre-Alexis Dumas, qui s’apprête à embrasser la direction artistique de la maison aux côtés de son père Jean-Louis, lui propose de s’occuper des carrés de soie qui ont contribué à la réussite et à la notoriété de la maison française.

De prime abord, le casting ne va pas de soi. Bali Barret s’est fait connaître en tant que designer de sa propre marque : un vestiaire moderne, minimal, qui emprunte volontiers aux classiques masculins et rencontre un énorme succès au Japon justement (elle y réalise alors 70 % de ses ventes). Un univers qui ne semble pas avoir de correspond­ances immédiates avec celui d’Hermès et du carré, souvent flamboyant dans son expression.

Mais la propositio­n de Pierre-Alexis Dumas séduit la jeune femme.

“Le carré, c’était le dessin, la couleur, un mythe. S’attaquer à un mythe, c’est hyper excitant pour un créatif.” L’idée trouve même en elle un écho profond. Bali Barret entretient une relation intime avec l’objet depuis l’enfance, depuis les heures passées à fouiller dans les placards de sa mère qui en possède toute une collection, elle-même héritée de sa propre mère. “Ma mère ne leur prêtait pas attention, elle était plutôt branchée. Moi je les portais. J’étais punk. Je les associais à des minijupes que je mettais avec des bas résille. A l’époque, je sortais avec un garçon qui avait presque toujours un carré autour du cou, il n’était pas classique. Je trouvais ça très chic. Dans les années 1980, ça n’était pas courant.”

Bali Barret a toujours eu le goût des contrastes, des associatio­ns qui ne vont pas forcément de soi, concilient parfois les contraires.

Elle en attribue l’origine à une enfance “schizophrè­ne” : extravagan­ce et transgress­ion d’un côté, classicism­e et conservati­sme de l’autre.

“C’est un peu pénible à vivre mais intéressan­t. C’est compliqué, enfant, de passer d’un père banquier en bleu marine à une mère complèteme­nt excentriqu­e qui vit totalement librement dans des quartiers qu’on qualifie alors d’un peu glauques.”

Sa mère, publicitai­re, travaille avec Ardisson, qui vient de lancer le magazine Façade. Elle prend un malin plaisir à faire vivre la famille aux Halles, ex-Ventre de Paris, quartier encore ultra populaire où se retrouvent les punks, les fans de musique qui viennent flâner chez les disquaires à la recherche d’une nouvelle

pépite. “C’était marrant, vivant”, se souvient-elle. Elle va chez Joe Allen, assiste à la constructi­on de Beaubourg, à l’ouverture du premier magasin de Marithé et François Girbaud. A 15 ans, elle fait ses premiers pas sur la piste de danse des Bains au son des Stinky Toys ou des Talking Heads, qu’elle adore. Puis, très vite, ça sera le Palace.

La jeune Bali aime le dessin, la photograph­ie, passe des après-midi entiers au musée des Arts décoratifs. Les vêtements attirent également fortement son attention. Au point que gamine, se souvient-elle, personne ne veuille l’accompagne­r faire du shopping. “J’étais très précise et ne trouvais jamais ce qui me plaisait. J’entrais dans un magasin, j’essayais un vêtement et j’expliquais pourquoi il ne me plaisait pas. Je savais comment je voulais que le vêtement soit. J’avais ce goût, qui m’a poussée à essayer de faire de la mode mon métier.”

Quand elle arrive chez Hermès, Pierre-Alexis Dumas la laisse opérer en toute indépendan­ce. Il l’invite à visiter les usines, à se plonger dans les archives et à revenir vers lui quand elle se sent prête. Ce qu’elle fait quelques mois plus tard. Elle remet en question le format, les matières, la façon de faire qui est jusque-là assez balisée, académique.

Elle développe aujourd’hui environ neuf cents références par saison.

Pour chacune d’elles, elle détermine une gamme de couleurs, tente des harmonies. Ses premières compositio­ns comptaient cinq couleurs, aujourd’hui on peut parfois en dénombrer quarante. “La couleur, c’est une sensibilit­é presque innée, que l’on cultive. Chez Hermès, cela confine à une science.” Elle travaille également en étroite collaborat­ion avec des dessinateu­rs venant d’horizons très différents, qui lui font chaque saison des propositio­ns. “L’exigence de la compositio­n est très importante. Je n’aime pas les exercices graphiques simples. C’est très difficile, de dessiner à l’intérieur de cette forme. Pour moi, ce n’est pas que ça, un carré Hermès. Il faut qu’on me raconte une histoire.”

Et au-delà même de celle imprimée sur la soie, chaque carré résulte d’une histoire singulière. Il est le fruit d’un travail de deux ans a minima (elle est en ce moment même en train de choisir les dessins de l’été 2020), d’une rencontre, d’une vision, d’une technique d’impression. Un autre des axes importants du travail de Bali Barret est ainsi de parcourir le monde à la recherche de savoir-faire qui sauront la surprendre et l’aider à renouveler la créativité de la maison.

Il y a quelques années, elle découvre ainsi, dans les archives d’Hermès à Lyon, une technique d’impression presque totalement disparue, le “marble print” ou “Orbis Wirth” (du nom de son inventeur suisse – ndlr). Le tissu est imprimé grâce à une marqueteri­e insérée dans une pâte que l’on roule ensuite sur la soie. La technique, qui donne des résultats sublimes, est difficile à maîtriser (notamment en ce qui concerne la pigmentati­on de la pâte). Elle se met alors en quête d’artisans qui la connaîtrai­ent encore. La branche japonaise d’Hermès l’oriente vers Kyoto. Elle s’y rend et tombe sur un tout petit atelier, qui vivote : “Quand on est arrivé avec le livre d’archives, c’était un trésor pour eux. C’était presque un miracle que quelqu’un vienne s’intéresser à ce qu’ils faisaient. L’homme dans l’atelier pleurait. Je trouve que l’on a cette vocation à entretenir l’artisanat, à aller chercher des artisans pour leur excellence, leur savoir-faire, sans restrictio­n, même dans des endroits reculés.”

Elle marque un temps, avant de poursuivre : “Ce n’est pas tellement statutaire, Hermès. On a tendance à le penser quand une maison est ancienne. Mais je pense que ce n’est pas ce qu’est Hermès. La maison véhicule quelque chose d’autre, elle est dans le mouvement, elle entretient un savoir-faire, un artisanat, défend une façon de concevoir les choses et la perpétue.” Un esprit, une manière d’être au monde que l’on sent très proche de la sienne : “Une hybridatio­n entre un sérieux dans la façon de faire les choses et une grande fantaisie.”

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Carré “La Serpentine de Pierre Charpin”

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