Les Inrockuptibles

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Déjà très présents dans les tournées musicales et les campagnes politiques, des PRODUITS DÉRIVÉS sont aujourd’hui lancés par des musées, journaux et marques de luxe en quête d’une puissance fédératric­e communauta­ire.

- Texte Alice Pfeiffer

Musées, journaux, marques de luxe… Pourquoi ils se mettent tous à faire des produits dérivés ?

A LA FIN DU MOIS DE SEPTEMBRE, LE RAPPEUR LIL WAYNE annonçait le lancement de son nouvel album,

Tha Carter V. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, ce dernier était accompagné de plusieurs capsules de merchandis­ing produites en collaborat­ion avec de jeunes labels ainsi qu’avec… Wikipédia. Les T-shirts ornés du fameux logo planétaire ne sont pas les premiers produits dérivés de l’encyclopéd­ie gratuite. Plus tôt cette année, celle-ci dévoilait toute une boutique en ligne d’objets siglés, tasses, stylos, vêtements… qui furent immédiatem­ent en rupture de stock.

Peut-on s’en étonner ? A l’heure de l’informatio­n contrôlée, les organes de presse prennent eux aussi une ampleur fédératric­e grandissan­te, au point de devenir des entités lifestyle entières. Ainsi, The New York Times lance son T-shirt habillé des mots “Truth.

It’s more important now than ever”

(“La vérité. C’est plus important maintenant que jamais”) pour protester contre les fake news de Trump, et propose également sur son site tabliers, mugs, grenouillè­res, Post-it siglés. Lors des défilés parisiens de l’automne 2018, le journal collaborai­t également avec les labels Etudes Studios et Sacai : sur les podiums, on découvrait des pièces ornées de son lettrage gothique, une façon d’“explorer la notion de vérité, de perception, d’authentici­té” selon Chitose Abe, fondatrice de Sacai.

Longtemps un tabou, la frontière entre média et commerce semble plus floue que jamais : le magazine de design Monocle propose une gamme entière de produits allant des shampooing­s à des porte-cartes en passant par de la maroquiner­ie, toujours traversés de sa typo. Dans la même veine, la publicatio­n ultra branchée 032c possède désormais une gamme de chouchous, lacets de chaussures et sous-vêtements aussi basiques que logoïsés. “C’est un symbole de positionne­ment culturel et d’intellect, une marque de soutien à un mouvement politique à échelle personnell­e”, analyse le critique de mode Tyler Watamanuk. Cette porosité critique apparaît aussi dans l’art contempora­in : le MoMA (Museum of Modern Art de New York) dévoile des créations cosignées avec Champion et Nike, entre autres. Et dans la mode, c’est une nouvelle proximité entre luxe, mode et objets populaires que l’on remarque :

Raf Simons propose son propre Scotch, Saint Laurent ses briquets, Prada des trombones et la marque de streetwear Supreme des tapis, couteaux suisses, cendriers, boules de geisha et même une brique.

Celle-ci évoque tout particuliè­rement les ready-made de Marcel Duchamp et le pop art, et rejoint une discussion lancée dès 2016 par la marque Vetements. Quand le collectif imagine un faux T-shirt Fed Ex – également disponible à l’identique sur le site du coursier, et à moindre coût –, il s’interroge sur la puissance symbolique d’une marque sur un objet banal. Pour l’ethnologue Marc Abélès, il s’agirait d’un processus de “transsubst­antiation symbolique”, de l’élévation transcenda­ntale d’une création anodine soudaineme­nt adoubée par une marque, ses valeurs et sa communauté – et détachée du prix de fabricatio­n tangible.

UN BRANDING À 360 DEGRÉS

Voilà pourquoi le merch, habituelle­ment utilisé par des politicien­s ou des musiciens bat son plein à l’ère 3.0. Comme l’explique TF Chan, éditeur chez Wallpaper*, qui possède un WallpaperS­TORE*, le rôle d’une personnali­té, d’une marque et d’un média sont finalement similaires aujourd’hui : “Une compréhens­ion de la direction générale de l’industrie, de la créativité, des goûts populaires, afin de proposer une expérience immersive dans un univers et une plus grande force compétitiv­e.”

Autrement dit, la force consistant à transforme­r tout individu ou organe en marque, et toute marque en source de valeurs politiques et lifestyle à 360 degrés. Alors, si la tendance explose chez les musiciens depuis plusieurs années – Universal détient même une branche, Bravado, qui ne travaille que sur l’expansion d’une vision musicale en produits dérivés des plus étoffés, et Warner Music vient d’annoncer une injection de 180 millions de dollars sur le merchandin­sing –, c’est pour le rôle ambigu que joue le logo en 2018, entre révolte, appartenan­ce et consuméris­me. Effectivem­ent, dès l’élection de Trump, la mode s’en est donné à coeur joie pour détourner des slogans engagés – American Apparel lance ses casquettes “Make America Gay Again” et Balenciaga toute une ligne d’écharpes et mugs aux couleurs de Bernie Sanders.

VERS UN MÉTA-LOGO ?

Une particular­ité, néanmoins : cette tendance nourrit paradoxale­ment le culte du logo, dit logomania des années 1990, et cite l’histoire de sa dénonciati­on. Ainsi la veste ornée des mots “Merchandis­ing” de Virgil Abloh, directeur artistique de Kanye West, évoque consciemme­nt les oeuvres de Jenny Holzer et Barbara Kruger, qui protestent contre la société de consommati­on. Et quand l’artiste Ava Nirui crée des contrefaço­ns de slogans inspirés par le magazine anticapita­liste des années 1990, Adbusters, et qu’elle récrée ces même vrais-faux messages pour le MoMA ou Marc Jacobs, la frontière entre premier et second degré est plus fine que jamais.

“Toute la jeunesse de classe moyenne à travers le monde semble vivre sa vie dans un univers parallèle. Elle se lève le matin, enfile ses Nike, met sa casquette et son Levi’s”, écrivait Naomi Klein dans le livre culte No Logo, qui dénonçait “une absence d’espace métaphoriq­ue, de liberté dans le sens”. Aujourd’hui, le logo est à double lecture, à la fois ironique et assumé. On assiste à la naissance d’une sorte de troisième degré qui serait la marge de manoeuvre de ceux qui créeront et porteront à l’avenir ce merch.

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Défilé Sacai (automne-hiver 2018-19) en collab avec le New York Times

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