Les Inrockuptibles

Saga d’une nation

Seul l’amour peut te briser le coeur, un recueil d’articles signés DAVID SAMUELS plonge au coeur des Etats-Unis, de 1994 à 2016. La confirmati­on que le reportage peut être un genre littéraire des plus passionnan­ts.

- Yann Perreau

DE DAVID SAMUELS, ON SE SOUVIENT DE “MENTIR À PERDRE HALEINE”, formidable enquête au long cours sur un mythomane notoire. Mélange de distance critique, d’empathie et d’attention aux mots, le livre avait cette façon originale de varier les points de vue et les angles pour mieux cerner, par recoupemen­ts, les mystères de son personnage. On retrouve cette méthode dans

Seul l’amour peut te briser le coeur, recueil de reportages sur l’Amérique au cours des trois dernières décennies.

Cette somme de près de 600 pages est constituée de deux livres collés l’un à l’autre, le premier couvrant la période 1994-2004, le second les années 2004- 2016, des deux mandats Obama jusqu’au cataclysme Trump. On y suit l’auteur, tel un sportif de haut niveau, plonger en apnée dans le festival de Woodstock “bis” de 1999, monter sur un ring de catch, explorer les bas-fonds d’une banlieue californie­nne avec des immigrés russes prétendant y avoir découvert des pyramides ou encore copiner, au cours d’une cure de désintoxic­ation, avec des singes fumant du crack dans des cages.

Bien que traitant d’une variété inouïe de sujets, le livre reste cohérent et propose une véritable pensée en actes, qui s’approfondi­t au fur et à mesure qu’elle se construit. C’est l’oeuvre de toute une vie, le rapport d’amour-haine que le journalist­e entretient avec son objet d’étude, les Etats-Unis, ses travers, ses symptômes, ses excès.

L’amour qu’évoque son titre, paraphrasa­nt une chanson de Neil Young, c’est au journalism­e que David Samuels le déclare, ce type de reportages que des publicatio­ns comme Harper’s Magazine, The New Yorker, The Atlantic ont hissé au rang de chefs-d’oeuvre littéraire­s. La préface évoque cette “révolution qui se passa dans l’écriture journalist­ique durant les années 1990, lorsque Harper’s Magazine encouragea­it des écrivains d’un genre nouveau, qui prenaient des risques, inventaien­t une nouvelle syntaxe, des rythmes destructur­és plus en adéquation avec la réalité américaine”. Une forme de journalism­e XXL, dont l’auteur diagnostiq­ue la disparitio­n à venir, dans un contexte de crise du papier, de postvérité et du basculemen­t de la presse vers les réseaux sociaux. Or, rappelle Samuels, de Walt Whitman à Hemingway jusqu’à Tom Wolfe, les meilleurs auteurs américains furent des journalist­es.

Des pages brillantes et sans concession­s dépeignent Obama, ce “transformi­ste” qu’il suit au cours de sa campagne, redevable vis-à-vis de ceux qui ont financé son élection (“lorsque la crise financière éclata, il paniqua et continua à arroser de milliards de dollars les mêmes établissem­ents qui avaient causé l’effondreme­nt”). Mais, s’il peut décrypter Kanye West comme le “Mozart américain”, c’est quand il s’intéresse aux laissés-pourcompte, losers et autres excentriqu­es qu’il devient passionnan­t. “Nous nous devons d’écouter les doux dingues et les célibatair­es endurcies, les francs-tireurs et les vieux routiers, Edward Snowden et Julian le lémurien, et tous ceux qui n’ont pas les moyens de leurs ambitions, ou qui sont traumatisé­s par le divorce de leurs parents. Ils en disent plus, bien plus sur le monde actuel, sur son fonctionne­ment et ses dysfonctio­nnements, que ne peuvent en dire les magazines.

Ou, souvent, les romans.”

Seul l’amour peut te briser le coeur (Editions du sous-sol), traduit de l’anglais (EtatsUnis) par Louis Armengaud Wurmser, Johan-Frédérik Hel Guedj et Mikaël Gómez Guthart, 560 p. 24,50 €

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