Les Inrockuptibles

La chair de la peinture

Invité du musée d’Orsay, JULIAN SCHNABEL entretient le dialogue entre ses propres toiles et celles des grands maîtres. Une évidence pour cette figure du néo-expression­nisme qui se joue des frontières.

- Ingrid Luquet-Gad

“VOUS VOYEZ CETTE TOILE ?”

La toile en question : un tout petit format méconnu, dont l’auteur ne se révèle qu’en lorgnant vers le cartel. Un Cézanne, La Femme étranglée, qui aurait été créé entre 1875 et 1876. “Lorsqu’il l’a peinte, il avait 28 ans. Cette autre toile là-bas ? Je l’ai peinte au même âge.”

Les correspond­ances se tissent de toutes parts : les affinités électives, les jeux de lumière et de matière qu’on ne peut voir qu’en s’approchant en crabe de la toile ou en se penchant selon un certain angle. L’histoire de la peinture devient une chorégraph­ie physique et spatiale dirigée par la baguette du maître qui officie en ces lieux : le peintre américain Julian Schnabel.

Pour la première fois de son histoire, le musée d’Orsay invite un artiste contempora­in à investir deux de ses salles. En collaborat­ion avec l’écrivain Donatien Grau, Julian Schnabel a sélectionn­é treize peintures de la collection qu’il a mises en regard avec onze de ses propres oeuvres. La visite continue. “Ce Van Gogh, par exemple. Ce n’est qu’en s’en approchant qu’on remarque que chacune des touches a son autonomie.” Le Van Gogh en question n’est autre que le Portrait de l’artiste de 1889, conservé au musée d’Orsay et un peu partout dans l’imaginaire collectif. Déménagé quelques salles plus loin, il formera, dans le cadre de l’exposition Orsay vu par Julian Schnabel, un diptyque avec l’une des toiles les plus récentes de l’Américain. Des roses presque encore fraîches, que peint Julian Schnabel en 2017 après s’être rendu à Auvers-surOise sur la tombe de Van Gogh à qui il vient également de consacrer un film, son cinquième : At Eternity’s Gate.

Le relief, la touche, s’y font sculpturau­x, grondant d’une théâtralit­é violente. C’est au seuil des années 1980 qu’apparurent les premières Plate Paintings de Julian Schnabel auxquelles les roses apposent aujourd’hui un ultime point d’orgue. “Lorsque j’ai commencé à peindre, je regardais les maîtres européens : Giotto, Goya, Masaccio,

Fra Angelico,Velázquez. Mais aux EtatsUnis, et à New York d’où je viens, l’idée prévalait qu’il fallait défendre un art américain.” Lorsque les Plate Paintings sont exposées pour la première fois à la Pace Gallery à SoHo, elles deviennent l’étendard de la vague néo-expression­niste naissante. Julian Schnabel, David Salle, mais aussi Jean-Michel Basquiat, tous s’opposent à la vague conceptuel­le et minimalist­e qui domine la scène américaine et renouent avec la matérialit­é et la figuration, la monumental­ité et l’emphase. L’histoire de l’art ne s’écrit pas de manière linéaire de Picasso à Duchamp, prônent encore ces artistes dont le regard panoramiqu­e embrasse autant les maîtres du passé que les rivages outre-Atlantique.

A Orsay, à 66 ans, et trente ans après sa dernière grande exposition française au Centre Pompidou, Julian Schnabel réaffirme, histoire à l’appui, la conviction qu’il n’a cessé de marteler depuis quarante ans : “Le monde peint est un monde à part. Il s’écrit dans un présent perpétuel et ne connaît pas de frontières.” Exposition Orsay vu par Julian Schnabel, jusqu’au 13 janvier, musée d’Orsay, Paris VIIe Film At Eternity’s Gate coécrit avec Jean-Claude Carrière et Louise Kugelberg (sortie aux Etats-Unis, le 16 novembre)

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