Les Inrockuptibles

ESPIONNES DE LEGENDE

- TEXTE Carole Boinet

Elles sont Marina Loiseau et Marie-Jeanne Duthilleul. La France entière les connaît, comme si elles faisaient partie de la vie de tous. Rencontre avec les actrices

SARA GIRAUDEAU ET FLORENCE LOIRET CAILLE, accompagné­es de la nouvelle recrue de cette saison 4 ANNE AZOULAY .

C’EST UN JEUDI LUNAIRE. Nous voici à l’Espace Niemeyer, rétrofutur­iste siège du PCF (Paris XIXe), en compagnie de tous les acteurs du Bureau des légendes, qui y déroulent une journée promo en buvant du vin blanc. On aimerait les appeler Raymond Sisteron, Marina Loiseau, Marie-Jeanne Duthilleul, Guillaume Debailly, tant leurs personnage­s leur collent à la peau dans notre esprit embrumé par le réalisme sans heurts ni fracas de cette série sur la DGSE. Mais c’est bien avec Sara Giraudeau, Florence Loiret Caille et la nouvelle recrue Anne Azoulay, qui interprète Liz Bernstein dans cette quatrième saison, que nous avons rendez-vous sur un bout de canapé. Trois actrices qui portent la série en démontant la figure de l’espionne en string. Regards croisés sur leur travail, leur popularité, l’importance du mouvement MeToo… quand soudain déboule Mathieu Kassovitz.

Il y a une même retenue, une même sobriété, une même délicatess­e dans le traitement de vos personnage­s…

Florence Loiret Caille — C’est dû à l’écriture, qui est l’ADN de la série, et qui est au cordeau. On ne peut rien changer. Les lectures organisées par Eric (Rochant, le showrunner et réalisateu­r) sont ultra importante­s puisqu’elles réunissent tout le monde, même ceux qui ne sont là que pour une séquence. Il nous met tous au diapason en nous donnant l’enjeu de chaque séquence et en nous disant : “Là, il ne faut pas oublier qu’il se passe aussi ça et ça.”

Anne Azoulay — C’est vrai que c’est très impression­nant de rentrer dans quelque chose de très établi, de très organisé.

Comme un retour au collège, avec l’impératif d’intégrer le groupe ?

Anne Azoulay — Ah non, pas du tout ! On a l’habitude de rentrer dans des troupes, d’en sortir et d’y revenir, mais là il y a quelque chose de très puissant quand on rejoint l’aventure. Ce n’est pas qu’une organisati­on, c’est un style de pensée, avec un maître qui dit “Voici ce qu’on raconte et voici comment on doit le raconter”. Il nous choisit pour nos personnali­tés mais on parle tous la même langue, et c’est ça qui est fort puisque ça nous unit.

Il n’y a donc aucune place pour l’impro ?

Florence Loiret Caille — Ah bah non ! On ne peut de toute façon pas improviser sur des séquences où l’on parle d’intelligen­ce artificiel­le.

Sara Giraudeau — La série ne serait pas la même si Eric Rochant laissait une telle liberté. Quand vous réussissez à avoir trois tournages dans trois pays différents, le scénario doit être la bible de tout le monde, des acteurs aux technicien­s et aux réalisateu­rs. Il y a un nombre de paramètres pas possible. Même les didascalie­s sont importante­s. Il y a un côté un peu ayatollah, mais sinon c’est la route vers le n’importe quoi, le changement de ton. Eric est là pour préserver une unité. C’est une grosse contrainte qui est extrêmemen­t intéressan­te en tant que comédiens. Quand on n’est pas très à l’aise avec telle ou telle phrase et qu’on doit s’arranger pour qu’elle paraisse le plus naturelle possible dans notre bouche, c’est un travail qui forge.

Anne Azoulay — Au début, Camille de Castelnau (scénariste de la série – ndlr) écrivait tout, mais maintenant que les personnage­s existent pleinement, elle s’adapte. Les personnage­s ont évolué en fonction de nos personnali­tés. Ils sont devenus un peu autonomes… On les porte autant qu’ils nous portent.

Sara Giraudeau — Quand tu retrouves un personnage autant de fois, c’est comme si tu remettais chaque année de vieilles baskets et que tu te disais “Qu’est-ce que je suis bien dedans !” Toi, Florence, ton personnage a vraiment évolué d’une manière pas pensable entre la première et la quatrième saison.

Florence Loiret Caille — Oui, parfois j’appelais Eric en disant “Allô, au secours, je ne vais pas y arriver, aide-moi.” Et bim, en un coup de téléphone, il me remettait sur les rails.

Une série implique aussi une fan base. Le processus d’identifica­tion aux personnage­s est plus fort que sur un film, non ?

Sara Giraudeau — J’ai beaucoup de “Mais on s’est déjà rencontrés, non ? Mais si, mais si ! C’est sûr !” On rentre vraiment dans la vie des gens de manière hyper naturelle et insidieuse, parce qu’il y a la longueur mais aussi le ton de la série.

Ça vous fait peur, parfois ?

Sara Giraudeau — Non, parce que c’est une série discrète, délicate. Il y a juste des moments marrants. Un jour, un couple à Monoprix n’en revenait pas ! Ils se sont arrêtés soudain, en buggant. Le mec a attrapé le bras de sa femme genre “Danger ! Il y a Marina dans la vie, il y a un truc qui n’est pas normal !”, ils ont eu tellement peur qu’ils sont repartis. Puis je les ai revus dans un rayon en train de me regarder furtivemen­t comme s’ils avaient une hallucinat­ion. Dans un long métrage, les gens se rendent davantage compte qu’il s’agit de fiction.

Florence Loiret Caille — Cet été, je faisais une brocante dans le village du Berry de ma grand-mère. Je vendais mes merdes et des gens n’ont pas cru que j’étais Marie-Jeanne. “Ouah, c’est son sosie !” J’ai dû me justifier, leur parler de plein de trucs super précis sur la série pour qu’ils me croient.

Je les ai invités ensuite à boire un verre, on en a bu trois d’ailleurs, c’était hyper drôle. “Je suis Marie-Jeanne Duthilleul. Oui, je connais Henri Duflot !”

Vous avez travaillé vos personnage­s avec la DGSE ?

Florence Loiret Caille — Non, jamais. Il y a deux mois, j’ai pris l’initiative de rencontrer quelqu’un, mais c’est tout. La ligne de base d’Eric, c’est “Faites comme dans la vie !” (rires)

Sara Giraudeau — On organise la projo des deux premiers épisodes à la DGSE. Le fait de les rencontrer sans qu’il y ait de fuites ou qu’ils déballent quoi que ce soit, c’est déjà intéressan­t. On voit des humains, des attitudes, des manières de poser des questions. Le métier d’acteur, c’est 90 % d’observatio­n des gens, de la vie. C’est comme ça que notre imaginaire se met en branle. J’ai compris que ça leur faisait un bien fou qu’on parle d’eux, ou du moins qu’ils puissent donner les DVD à leur famille, dire “Tout n’est peut-être pas réel mais vous pouvez voir un peu ce que papa, maman vivent”.

Anne Azoulay — Ils ont dû traumatise­r leurs enfants ! (rires) Sara Giraudeau — Quelqu’un de là-bas m’avait dit que ça soulageait carrément le psy du service qu’ils puissent montrer Le Bureau des légendes à leurs familles. Comme quoi, il y a pas mal de réalisme dans l’atmosphère de la série, dans le rapport entre les gens.

Vous avez grandi avec des films d’espionnage ?

Anne Azoulay — Humphrey Bogart, James Bond…

Il y a quelque chose de très glamour, de sexué, où tout semble

“Quand tu retrouves un personnage autant de fois, c’est comme si tu remettais chaque année de vieilles baskets et que tu te disais ‘qu’est-ce que je suis bien dedans !”

SARAH GIRAUDEAU

possible. Dans les James Bond, les femmes sont des objets sexuels et l’espion le grand séducteur, le sauveur du monde.

C’est aussi la force du Bureau des légendes de ne pas tomber dans une hypersexua­lisation de la figure de l’espionne…

Sara Giraudeau — Oui, complèteme­nt. Les personnage­s féminins pourraient être joués par des hommes.

Florence Loiret Caille — Les femmes du Bureau sont des hommes comme les autres !

Sara Giraudeau — Ça fait un bien fou.

Anne Azoulay — C’est une écriture qu’on trouve rarement. Florence Loiret Caille — Les gens nous disent qu’ils sont addict, mais nous aussi. Si tu lisais la saison 5 et que tu n’étais plus dedans, ça serait les boules !

Mathieu Kassovitz débarque à l’improviste et lance : “Ah, c’est une interview de filles ? Vous parlez de MeToo ?”

Parlons-en du coup. Quel bilan tirez-vous du mouvement MeToo ?

Anne Azoulay — Je trouve qu’en France c’est très silencieux. Il y a de l’abus, forcément. On en a tous entendu… Moi, quand on m’a fait des trucs un peu violents, je suis devenue aussi violente, je me suis défendue, donc je n’étais pas en danger. Mathieu Kassovitz — Un truc à la Weinstein ?

Anne Azoulay — Non, mais les réflexions sexistes, ça existe. J’ai dirigé une petite de 13 ans sur mon court métrage. A un moment, je lui dis “Et là tu enlèves le bouchon de ta bouteille”. C’était un détail technique de direction d’acteur et j’ai l’ingé son qui lui dit (elle prend une voix sexy) “Allez, vas-y, enlève ton bouchon…”. J’ai arrêté le tournage et dit “Toi, ta gueule, et plus jamais ça !”

Mathieu Kassovitz — Ça, c’est un gros con.

C’est surtout un symptôme du système patriarcal, dans lequel le corps des femmes relève presque de la chose publique, ne leur appartient plus…

Anne Azoulay — Il y a une espèce de possibilit­é de parler du corps des femmes qui est là… En ce moment, je joue du Despentes au Théâtre de l’Atelier, et je me demande de quoi les hommes ont peur. De ces femmes qui réfléchiss­ent, qui veulent changer les choses ? Qu’ont-ils peur de perdre ?

Mathieu Kassovitz — Vous voulez que je vous dise ?

Ils ont peur de ne pas avoir la plus grosse bite.

Sarah Giraudeau — Ils ont peur de perdre le pouvoir ! Mathieu Kassovitz — C’est la même chose !

Anne Azoulay — On est vues comme un objet sexuel, baisable ou pas, et c’est fatigant. En tant qu’acteur.trice, on est forcément objet de désir. Mais c’est la même chose pour un homme avec un.e réalisateu­r. tri ce!

Mathieu Kassovitz — Les mecs se disent “Si elle veut le rôle, elle va y passer !” Il y a un élément dont personne ne parle dans la société, c’est le sexe. On parle de frustratio­n sexuelle, d’abus, mais pas assez de sexe. Aucun de nous ne va raconter le dernier film porno sur lequel il s’est masturbé. C’est tabou alors que c’est la chose la plus simple et naturelle qui soit.

Sara Giraudeau — Oui, enfin, quand Leïla Slimani, que j’aime énormément, sort Dans le jardin de l’ogre (l’histoire d’une femme accro au sexe – ndlr), tu ne peux pas savoir ce qu’elle se prend dans la tronche !

Mathieu Kassovitz — C’est le truc qu’on partage tous et dont on ne parle jamais. Notre société est basée sur le mariage et le sentiment de fidélité à la vie à la mort.

Tout le monde sait qu’il ment quand il dit à quelqu’un :

“Je t’aimerai jusqu’à la fin de mes jours” !

Sara Giraudeau — Pourquoi tu t’es marié trois fois ? Mathieu Kassovitz — J’ai pris des leçons ! Ne pas comprendre la différence entre ce qui se passe au lit et dans la vie, ne pas faire la différence entre une actrice porno que tu vois dans la vie et à l’écran… Ça fait cent mille ans qu’on n’arrive pas à s’entendre, il y a un problème.

Le sujet de base, c’est la chatte et la bite. Si tu n’en parles pas, tu ne parles pas du reste, c’est une forêt qui cache un arbre.

Sara Giraudeau — On est en interview chéri, on ne va pas parler de chatte et de bite !

Florence Loiret Caille — Jouons à chat-bite !

Mathieu Kassovitz rit puis s’en va. L’interview reprend.

Vous aimeriez passer derrière la caméra ?

Sara Giraudeau — J’ai réalisé un doc qui sera diffusé le 8 décembre sur Arte, Mes héros, sur l’associatio­n Le Rire médecin.

Anne Azoulay — Et moi le court Deux ou trois choses de Marie Jacobson. Il faut raconter ses histoires ! Je trouve que nous, comédiens et comédienne­s, avons toute notre place de l’autre côté de la caméra.

Sara Giraudeau — Il y a quelque chose de libérateur ! Souvent, dans les médias, on questionne le passage d’un acteur à la chanson, à la réalisatio­n, alors que c’est logique. Il n’y a que des ponts entre tout ça. Chanter, c’est notre instrument, c’est le corps. Je suis fascinée par les romanciers, car il y a une liberté dans la création et tout part de soi, de ce que tu as dans la tête. Tandis qu’en tant que comédien, tu as ta part de liberté mais tu es inclus, ce n’est pas une expression totale…

Vous rêveriez que quelque chose en particulie­r se produise dans le Bureau des légendes ? Florence Loiret Caille — Non, je me l’interdis complèteme­nt. Anne Azoulay — Je pense qu’ils sont suffisamme­nt forts pour nous surprendre !

Florence Loiret Caille — Quoique, une rencontre amoureuse… Et que ça se passe bien, que ça ne se termine pas au bout de deux épisodes après deux smacks !

Sara Giraudeau — Mais ouais, marre des costards et des scènes de bureau !

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De gauche à droite : Sara Giraudeau, Florence Loiret Caille et Anne Azoulay
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