Les Inrockuptibles

MeToo, un an après (3)

- TEXTE Fanny Marlier

Dans un essai, la journalist­e Valentine Faure interroge la violence des femmes, ses ressorts et ses causes

Dans un essai, la journalist­e spécialist­e du féminisme VALENTINE FAURE s’appuie sur le retentisse­ment du procès de Jacqueline Sauvage en France pour interroger la violence des femmes, ses ressorts et ses causes, et la réponse apportée par le système judiciaire, aux relents parfois patriarcau­x.

QUE PEUVENT LES FEMMES FACE À LA VIOLENCE DES HOMMES ? Que faire de la violence des femmes à l’heure où celle des hommes est de plus en plus condamnée par l’opinion publique ?

Et si la justice participai­t activement au système patriarcal ? Dans Lorsque je me suis relevée, j’ai pris mon fusil – Imaginer la violence des femmes, Valentine Faure s’interroge sur le sens de tels gestes. Pour illustrer son propos, elle enquête sur les débats médiatique­s qui ont traversé l’affaire Jacqueline Sauvage, du nom de cette femme condamnée en 2014 à dix ans d’emprisonne­ment pour le meurtre de son mari violent qui abusait de ses filles. Mêlant expérience personnell­e et réflexions, l’ouvrage démonte les tabous autour de la violence féminine.

Qu’est-ce qui vous a poussée à vous plonger dans l’affaire Jacqueline Sauvage ?

Valentine Faure — C’est une histoire qui a généré beaucoup de certitudes, sur ce que cette femme méritait, sur où était “sa place”. Entre ceux qui disaient “elle n’avait qu’à partir” et ceux qui pensaient qu’elle n’avait pas le choix, que son crime n’en était pas vraiment un, il y avait des conception­s opposées, et j’ai eu l’impression qu’il se jouait là quelque chose d’intéressan­t. Mon projet n’était pas de faire la contre-enquête, pour savoir qui était vraiment Jacqueline Sauvage, mais plutôt de me pencher sur les discours des uns et des autres : la ministre, le procureur, les comments, la droite, la gauche… Et en dépliant ce fait divers, il y a mille questions à la fois intimes et sociétales qui ont émergé. Comment se défendre face à la violence des hommes ? Quel regard porte-t-on sur la violence féminine ? Est-ce qu’il faut demander l’indulgence ?

Est-ce qu’il y a un prix à payer ? La grâce partielle de Jacqueline Sauvage, était-ce une victoire féministe ?

C’est une bonne question. Je ne suis pas sûre, dans le sens où je ne pense pas que ça profitera à d’autres. Qu’elle ait été libérée, tant mieux évidemment, mais c’est une décision exceptionn­elle, je ne vois pas quelles peuvent être les retombées positives concrètes pour d’autres femmes, ou en termes d’égalité. Je pense que ça aurait pu l’être si on avait un peu mieux expliqué les choses. Mais comme le dit Laurence Rossignol dans le livre, il y a un moment où l’emballemen­t médiatique est tel qu’on ne peut plus rien dire.

Le syndrome de la femme battue n’a pas été détecté chez Jacqueline Sauvage car les experts ont été mal formés, expliquez-vous…

Ce n’est pas moi qui dis ça, ce sont ses avocates. Ce syndrome basé sur la théorie de “l’impuissanc­e apprise” expliquera­it que les femmes battues, après un certain nombre d’années d’abus, sont rendues incapables de prendre une décision rationnell­e pour s’extraire d’une relation et finissent par “péter les plombs” en tuant leur conjoint à un moment où elles ne sont pas forcément en danger de mort, donc en dehors du cadre de la légitime défense, comme Jacqueline Sauvage qui a tiré dans le dos de son mari. Les avocates l’ont introduit elles-mêmes à l’audience sans l’avoir fait expliquer par un expert, et alors que les psychiatre­s qui avaient examiné la prévenue n’avaient trouvé aucune pathologie.

Que pensez-vous de ceux qui estiment que le “cycle de l’abus” reconnu comme une cause d’irresponsa­bilité chez les femmes battues engendrera­it une vague criminelle ?

Croit-on vraiment qu’il existe des bataillons de femmes qui attendent que ce soit légal de tuer leur conjoint violent pour le faire ? Aux Etats-Unis, où le débat sur ces questions autour de la légitime défense des femmes a commencé voilà quarante ans, on disait comme pour Jacqueline Sauvage : “La chasse à l’homme est ouverte”. On a eu des libération­s de masse : vingt, trente femmes accusées d’avoir tué leur mari violent, qui ont été libérées d’un coup. Ça n’a pas suscité de vague criminelle. Au contraire, les meurtres de femmes sur leur conjoint ont énormément baissé à mesure qu’on a pris en compte le problème des violences conjugales. C’est l’inégalité qui produit la violence. Autrement dit, plus les femmes sont aidées, moins elles en sont réduites à tuer. Il faudrait plutôt expliquer le cycle des violences, apprendre à identifier les comporteme­nts inquiétant­s.

Faire reconnaîtr­e l’irresponsa­bilité pénale pour les femmes battues est-elle une condition nécessaire à l’égalité des sexes ?

Je ne crois pas. Créer une catégorie genrée de justiciabl­es me semble être à l’opposé de l’égalité des sexes. Le droit peut prendre en compte des circonstan­ces atténuante­s, comme un passé de violences. En revanche, la question du critère de “proportion­nalité” de la légitime défense du point de vue d’une femme qui cumulerait infériorit­é physique et état de terreur fondé est intéressan­te. Les poings d’un homme peuvent être une arme mortelle ; quelle peut être la riposte proportion­née d’une femme ? Mais cela, la justice peut, en théorie, le prendre en compte, comme l’a montré le cas d’Alexandra Lange. Elle avait poignardé son mari qui était en train de l’étrangler, et même l’avocat général a dit : “Vous n’avez rien à faire en prison”. Voilà une victoire féministe. Les avancées féministes en matière de droit ont toujours consisté à punir davantage la violence. Excuser par principe la violence si elle vient de femmes victimes, d’abord c’est un aveu d’échec, et puis c’est une forme d’infantilis­ation, c’est continuer de les voir comme inoffensiv­es, ayant donc besoin de protection, incapables de décisions morales. C’était d’ailleurs une propositio­n qui a été faite par Valérie Boyer, de tendance droite catho, qui se demandait comment protéger “nos” femmes. C’est un discours paternalis­te, quand il faudrait plutôt créer les conditions d’un choix libre, ce qui dépasse largement le domaine de la loi.

Pourquoi la violence des femmes est-elle si difficile à penser, selon vous ?

D’abord parce qu’on touche à un fondement civilisati­onnel. C’est douloureux de penser que le sexe qui donne la vie peut y porter atteinte. L’idée d’une mère maltraitan­te, c’est insupporta­ble. Quand elle vient des femmes, la violence ne nous fait pas le même effet. Mais là, bien sûr, on sort de la violence de riposte. Je trouve ça

intéressan­t – même si au fond je n’en sais rien – l’idée que Norbert, le mari de Jacqueline, n’ait jamais eu peur d’elle, et que ce soit lui qui finisse tué après avoir terrorisé toute une famille. Les hommes ont eu longtemps l’usage exclusif de la violence légitime – l’armée, la police. La violence des femmes est en général tournée contre elles-mêmes, c’est comme ça qu’elle est acceptable. Il y a sans doute un désir inconscien­t que les femmes restent des “remparts” à la violence, qu’elles gardent un rôle rassurant.

En France, les femmes représente­nt 4 % des personnes incarcérée­s. Les femmes peuvent être violentes, mais comment expliquez-vous que leur violence soit toujours traitée de manière différente ?

Oui, plusieurs enquêtes pointent ce phénomène de “disparitio­n de la chaîne pénale” : entre la mise en cause et l’incarcérat­ion, la proportion des femmes baisse sensibleme­nt. Et on les oriente davantage que les hommes vers des solutions alternativ­es à la prison. On “médicalise” leur délinquanc­e. Au XIXe siècle déjà aussi, on envoyait beaucoup plus souvent les femmes délinquant­es à l’asile – inutile de dire que ça ne veut pas dire qu’elles étaient mieux traitées. Ce que les enquêtes montrent aussi, c’est qu’aujourd’hui comme hier, on s’intéresse davantage à leur situation personnell­e, voire à leur vie intime, qu’à celle des hommes.

Dans les années 1970, les féministes insistaien­t sur la violence masculine à l’encontre des femmes. Peut-on penser qu’aujourd’hui, au contraire, le fait de revendique­r cette violence constitue une nouvelle stratégie des luttes ?

Les violences faites aux femmes sont encore un enjeu majeur, sauf que par rapport aux années 1970, c’est un fléau reconnu. Ce qui est incroyable, c’est que les chiffres sont toujours aussi effarants. Je n’ai pas l’impression que le féminisme actuel revendique vraiment la violence

– et d’ailleurs personne n’a appelé aux armes dans le sillon de Jacqueline Sauvage, comme ça a pu être le cas aux Etats Unis après des histoires similaires. En revanche, je pense que l’immense soutien dont elle a bénéficié, et la vague MeToo, sont des symptômes d’une défiance vis-à-vis du système pénal. Dans les deux cas, on court-circuite

“Je trouve ça intéressan­t – même si au fond je n’en sais rien – l’idée que Norbert, le mari de Jacqueline Sauvage, n’ait jamais eu peur d’elle, et que ce soit lui qui finisse tué après avoir terrorisé toute une famille”

VALENTINE FAURE

la voie légale. On “se débrouille”, comme dirait Christine Angot. Je crois aussi qu’il y a une solidarité dégagée par le mouvement MeToo, qui va permettre aux filles et aux femmes d’être plus affirmées et de se défendre beaucoup mieux. Peut-être pas dans la violence, mais dans la colère, avec plus d’aplomb.

Que révèlent les “affaires” qui touchent Asia Argento et la philosophe et féministe Avital Ronell, accusées de harcèlemen­t sexuel ?

L’histoire qui concerne Asia Argento a l’air assez bancale, mais admettons que ce soit avéré. Le féminisme et la dénonciati­on des violences doit pouvoir survivre à l’idée que des femmes aussi agissent mal. Ça montre qu’on peut être victime et pas parfaite. Et que c’est une question de pouvoir, et pas de désir masculin qui serait irrépressi­ble. Je ne vois pas en quoi ces affaires devraient minorer l’importance du mouvement MeToo, et ça reste par ailleurs très résiduel comparé aux abus commis par les hommes. Il y aura toujours des gens qui vont répéter qu’il existe des risques de mensonges, de dénonciati­ons calomnieus­es, ça été mille fois contre-argumenté. Connaît-on beaucoup d’autres domaines où les possibles mensonges des uns rejailliss­ent sur la crédibilit­é de l’ensemble ?

Comment appréhende­z-vous le procès d’Harvey Weinstein ?

Je crains le pire, si on pense aux grandes affaires qui ont concerné des violences contre les femmes – Anita Hill, OJ Simpson, Monica Lewinsky, récemment le juge Kavanaugh, etc.

Il y a tellement de politique, de spectacle et d’argent en jeu qu’on a rarement l’impression que justice a été faite. Ça va être épouvantab­le pour les plaignante­s, on va essayer de les décrédibil­iser par tous les moyens, pendant que le pays va s’étriper… C’est un spectacle éprouvant, dont les Américains sont coutumiers, on l’a vu encore avec Christine Blasey Ford. Weinstein va avoir du mal à s’en sortir, mais comme a dit Susan Faludi, ce n’est pas parce que les patriarche­s tombent qu’on en a fini avec le patriarcat.

Lorsque je me suis relevée, j’ai pris mon fusil – Imaginer la violence des femmes (Grasset), 240 p., 17,50 €

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Jacqueline Sauvage lors de son procès en appel, le 10 septembre 2012

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