Les Inrockuptibles

Frank Miller

- TEXTE Vincent Brunner

Le dessinateu­r américain ( Batman, Daredevil…) sera au Comic Con Paris fin octobre

Star du prochain Comic Con Paris, le dessinateu­r-réalisateu­r américain FRANK MILLER a posé sa sombre empreinte sur le monde des superhéros, de Batman à Spirit ou Daredevil. Après avoir surtout fait parler de lui ces dernières années par ses propos ultra réactionna­ires, il revient aux affaires, un peu apaisé. SELON LE MYTHE SANS CESSE RÉÉCRIT DANS LES COMICS,

c’est après avoir vu en famille Le Signe de Zorro au cinéma que Bruce Wayne (alias Batman) assiste au meurtre de ses parents. Contrairem­ent au personnage dont la vocation de justicier naît dans le sang de ses géniteurs, le dessinateu­r Frank Miller n’a pas vécu un tel traumatism­e. Mais une séance de cinéma a également bouleversé sa vie. A 5 ans, en 1962, il découvre en salle La Bataille des Thermopyle­s, film racontant comment, durant l’Antiquité, un contingent de soldats grecs menés par le Spartiate Léonidas s’est sacrifié pour retarder l’invasion perse. “A la fin, mon grand frère et moi nous nous sommes regardés, nous n’étions pas sûrs de ce qui s’était passé. Mon frère s’est tourné vers mon père, assis derrière nous. ‘Papa… Les bons sont morts ?’ Il a répondu : ‘Oui, mon fils, j’ai peur que ça soit le cas.’ L’idée que je me faisais des héros avait changé à jamais. Avant, je pensais qu’ils gagnaient, récoltaien­t à chaque fois la gloire. J’ai alors compris qu’être un héros ne signifiait pas forcément triompher mais, avant tout, essayer d’accomplir ce qui semble juste.” A la fin des années 1990, Frank Miller donnera sa version de La Bataille des Thermopyle­s avec 300, bluffant graphiquem­ent, critiqué pour son manque de nuances et sa représenta­tion du peuple perse mais adapté par Zack Snyder en un film aussi sauvage et peu subtil. Tout récemment, Miller a publié aux Etats-Unis le prequel, la série Xerxes, nommée d’après le roi perse qui a combattu la Grèce. “Je respecte ce qui s’est passé, plaide-t-il, mais je peux embellir les choses, particuliè­rement au niveau visuel. Il faut prendre des libertés afin que l’histoire reste excitante pour le public d’aujourd’hui. Les vrais Spartes, par exemple, portaient des armures si lourdes – la moitié de leur poids ! – qu’ils bougeaient très lentement. Je savais que, si je les dessinais comme ça, ça ne serait pas fun à regarder. Je leur ai donc donné un profil plus aérodynami­que.” Les libertés qu’il a prises – et assume – n’empêchent pas, d’ailleurs, des planches de 300 de figurer actuelleme­nt dans la petite Galerie du Louvre, au sein de l’exposition collective L’Archéologi­e en bulles. L’humanité a-t-elle besoin de justiciers ? Ceux-ci savent-ils forcément où se situe le bien ? C’est sur ces interrogat­ions

que Miller a construit son oeuvre, aidant les superhéros de sa jeunesse à passer à l’âge adulte. Si, très tôt, il sait vouloir devenir dessinateu­r, il faut attendre le début des années 1980 pour que sa griffe s’impose, d’abord chez Marvel. Il met ainsi Daredevil, costume rouge et sens hyper développés

(à part la vue), face à ses dilemmes moraux. Miller enracine tant ses récits dans une Amérique réaliste que ses lecteurs se prennent trop au jeu. Quand meurt Elektra, la tueuse à gages aux charmes vénéneux dont Daredevil est amoureux, il reçoit plusieurs menaces de mort. “Ces lecteurs en colère m’écrivaient : ‘Tu as assassiné la femme que j’aimais, je suis en rage et je vais te liquider.’ J’étais très inquiet mais un homme du FBI m’a certifié : ‘Ceux qui veulent vraiment tuer n’écrivent pas de lettres à leurs futures victimes.’ Ça ne m’avait pas rassuré mais c’était vrai”, se souvient-il, amusé. Il redonnera plus tard vie à Elektra

– “Non pas parce que j’avais peur, mais parce que j’avais en tête de bonnes histoires” – dans des comics et romans graphiques encore plus torturés.

C’est cependant avec Batman, pour DC Comics, qu’il bouleverse le concept de superhéros, révolution dont l’industrie américaine du comic book ne s’est jamais remise. En 1986, avec The Dark Knight Returns, il montre l’homme déguisé en chauve-souris, vieilli, sortir de sa retraite pour un dernier tour de piste. Le succès de cette minisérie satirique – Ronald Reagan demande à Superman d’arrêter Batman – est immédiat. Plus de trente ans plus tard, sa représenta­tion chaotique et violente de Gotham, la ville corrompue dont Batman est le gardien, se retrouvera magnifiée dans la trilogie de Christophe­r Nolan. Entre-temps, Miller a directemen­t touché au cinéma en adaptant deux fois Sin City, sa relecture radicale du polar hard-boiled, avec Robert Rodriguez, et transposé à l’écran de manière plus laborieuse Le Spirit, le justicier masqué créé par le génial Will Eisner en 1940.

“Ma vision des superhéros a évolué au fil du temps, au fur et à mesure que j’ai gagné en expérience et que mes idées ont changé”, avance aujourd’hui Frank Miller. Justement, niveau politique, ses vues ont braqué à droite toute après les attentats du 11 septembre 2001, qui l’ont mis dans une rage folle. Alors en train de concevoir The Dark Knight Strikes Again, la suite de The Dark Knight Returns, Miller y insuffle une partie de sa colère. “C’est sûr que ces événements ont changé le ton de ce que j’écrivais alors”, reconnaît-il. Un euphémisme… En 2006, interviewé à la National Public Radio, cet adepte de la loi du talion regrette que Bush Jr n’ait pas envoyé la nation américaine tout entière à la guerre et justifie l’interventi­on des Etats-Unis en Irak par des motifs idéologiqu­es. “Ces gens-là coupent des têtes. Ils traitent leurs femmes en esclaves, infligent des mutilation­s sexuelles à leurs filles…”

Le pire survient en 2011, au moment de la parution de “Terreur sainte”. Dédié au réalisateu­r ultra controvers­é Theo Van Gogh – assassiné par un terroriste islamiste –, ce comics crie vengeance, diffusant un message de propagande simpliste et islamophob­e. Alors que l’histoire devait opposer Batman et Al-Qaeda, suite à un désaccord avec l’éditeur DC Comics, c’est un justicier masqué créé pour l’occasion qui s’y colle et met hors d’état de nuire des terroriste­s qu’il appelle systématiq­uement “Mohammed”. Quelques mois plus tard, Miller s’attaque au mouvement Occupy Wall Street, qu’il juge anti-américain. Il le décrit sur son blog comme “un ramassis de rustres, de voleurs et de violeurs, nourris à la nostalgie de Woodstock et drapés dans une fausse vertu putride”. Cette furieuse sortie néoconserv­atrice lui vaut un échange houleux avec l’anarchiste Alan Moore. Non seulement le romancier et scénariste anglais prend la défense d’Occupy Wall Street, mais il condamne la misogynie et l’homophobie de Miller. Pourtant les deux se connaissen­t bien. Collègues durant les 80’s, ils ont joué avec Batman à la même époque – Moore a écrit tout

le bien qu’il pensait de The Dark Knight returns – et ont participé en 1988 à AARGH! (Artists Against Rampant Government Homophobia) un comics luttant contre l’homophobie.

Depuis, Miller a mis ses déclaratio­ns provocatri­ces sur le compte d’un état de confusion – “Je ne pensais pas clairement…”, a-t-il expliqué au Guardian en avril dernier. Il refuse de répondre à des questions politiques et, dans la bibliograp­hie fournie par son agent, Terreur sainte brille par son absence. Ce profil de réactionna­ire va-t-en-guerre devenait-il de plus en plus gênant au moment de rencontrer ses fans lors d’événements célébrant la pop culture comme il le fera le 26 octobre au Comic Con Paris ?

Ce changement d’attitude n’est peut-être pas qu’une posture : Miller semble s’être vraiment apaisé. Lorsqu’on le questionne sur l’importance de la cité dans son oeuvre – de Gotham à New York –, il acquiesce et surprend : “Regarde comment Jacques Demy met en scène les villes dans ses films !” Plus tard, il tressera les éloges du dessinateu­r français Jean Giraud, alias Moebius – “Il était comme un superhéros changeant d’identité”.

Surtout, Frank Miller a retrouvé un poil de forme, artistique­ment. Entre 2015 et 2017, avec le scénariste

Brian Azzarello et le dessinateu­r Andy Kubert, il a publié

The Dark Knight III, dans lequel, avant un happy end lumineux, Batman et Superman s’allient pendant qu’éditoriali­stes télé et réseaux sociaux entretienn­ent le chaos. “Les médias ont pris une part croissante dans nos vies, déplore-t-il. Il y a des écrans partout, des télévision­s à l’arrière des taxis. Si on les montre ainsi, c’est pour prendre conscience de tout le temps passé devant ces choses stupides.” Dans The Dark Knight III, Donald Trump multiplie les apparition­s et les tweets cyniques.

Avant son élection, Frank Miller l’avait qualifié de bouffon et avait pris sa candidatur­e pour une blague.

Les prochains projets du dessinateu­r ne risquent pas, en tout cas, de mettre de l’huile sur le feu. Avec Cursed, à la fois un livre et une série Netflix écrits par le scénariste Tom Wheeler, il va revisiter la légende des chevaliers de la Table ronde en prenant le point de vue de la future Dame du Lac. “L’histoire d’Arthur, c’est le début d’une civilisati­on plus juste, ça parle d’héroïsme et de magie.” Alors qu’il va annoncer au Comic Con Paris un nouveau projet, en novembre débute aux Etats-Unis la publicatio­n de Superman Year One, dessiné par John Romita Jr. “Il s’agit de réintrodui­re Superman comme s’il était créé aujourd’hui. Ça revient à utiliser tout ce qui a été écrit à son sujet pour – en gros – y trouver du sens. Je veux le montrer comme une figure romantique – c’est quand même le seul superhéros qui tombe amoureux d’une sirène (Lori Lemaris, à la fin des années 1950 – ndlr) –, comme le champion des gens normaux et moins comme un agitateur de drapeau. Il y a des millions de manières de voir les superhéros… C’est un thème qui peut t’occuper une vie durant.”

Comic Con Paris Du 26 au 28 octobre à la Grande Halle de la Villette (Paris XIXe)

BD The Dark Knight Returns, The Dark Knight Strikes Again et Dark Knight III (Urban Comics) Daredevil et Elektra (Panini Comics)

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Avec ses versions de Daredevil (ci-dessus) ou Batman, Frank Miller a aidé les superhéros à passer à l’âge adulte
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