Les Inrockuptibles

Extension du domaine du désir

- Léonard Billot

L’Américain Garth Greenwell ausculte les pièges du désir tarifé, qu’il lie à l’essor du capitalism­e dans la Bulgarie contempora­ine. Un premier roman délicat.

EN BULGARE, “PRIYATEL” EST UN MOT TROUBLANT, chargé de mystère aux promesses de tendresse. Il peut désigner un ami, un amant, et même un client quand il est prononcé par un prostitué. Dans la bouche du jeune Mitko, son sens n’est jamais clair, participan­t au charme insaisissa­ble de ce beau travailleu­r des bars du Sofia interlope.

C’est dans les toilettes de l’un d’eux que le narrateur fait la connaissan­ce de l’éphèbe “grand, mince mais large d’épaule, (…) les cheveux coupés en brosse à la façon militaire prisée par certains jeunes hommes de Sofia qui aiment afficher leur masculinit­é et des airs criminels”. Une étreinte furtive contre 20 leva (10 euros), comme point de départ d’une relation où désir, profit et faveur vont danser une valse triste.

Tout oppose le garçon et son nouveau “priyatel”. Le premier, né d’une ex-dictature communiste, est pauvre, magnétique, ensorcelan­t comme un diable. Le second, Américain en exil, prof à l’American College, se sait vieillissa­nt, fragile, exposé aux passions illusoires. Et puis riche aussi, enfin pas tout à fait, mais il possède un iPhone et un ordinateur portable. Pouvoirs de l’illusion.

Et chaque page de ce premier roman délicat s’attache à ausculter ces décalages

et discordanc­es dans lesquels se niche le désir, à révéler les errances du protocole passionnel, comme une épopée chimérique, condamnée d’entrée à l’échec. Ce qui t’appartient est un texte sensuel, mais c’est aussi le récit de violences symbolique­s, sexuelles et politiques. A travers ses deux personnage­s, il met en miroir les troubles, combats et blessures de la même quête de reconnaiss­ance et de liberté, dans le sud de l’Amérique comme en Europe de l’Est.

Mais au-delà de ça, dans ce roman qui raconte la monétarisa­tion du désir, on peut aussi, peut-être, lire un portrait allégoriqu­e du difficile abandon de l’utopie collectivi­ste de la Bulgarie contempora­ine, pour un capitalism­e anarchique. Il n’est pas impossible, en effet, de lier la relation tarifée du narrateur et de son “ami” à l’ouverture sans précaution, dès 1991, des marchés de l’ancienne république populaire à un libéralism­e brutal et inégalitai­re, ourdi par une poignée de marchands corrompus. Car après tout, qu’est-ce que la prostituti­on, sinon le plus trivial des libéralism­es appliqué à l’amour ?

Ce qui t’appartient (Rivages), traduit de l’anglais (E.-U.) par Clélia Laventure, 254 p., 21 €

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