Les Inrockuptibles

Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher

Une fable poétique et politique dans laquelle, dans la lignée de Twin Peaks 3, un idiot au grand coeur s’affirme comme possible remède à la déshumanis­ation du monde.

- Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher, avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Agnese Graziani, Sergi López (It., Fr., Sui., All., 2018, 2 h 07) Alexandre Büyükodaba­s

LAZZARO EST L’HOMME À TOUT FAIRE DE L’INVIOLATA : celui qui récolte le plus de tabac, celui qui guette le loup la nuit jusqu’à l’épuisement, celui qui jamais ne dit non et accepte les tâches les plus ingrates. Lorsqu’il revient à la vie après un accident tragique, il tente de retrouver les membres de sa communauté, mais le monde a profondéme­nt changé. Alice Rohrwacher arrime son troisième long métrage au corps de ce saint idiot, interprété avec une candeur mélancoliq­ue par Adriano Tardiolo.

Lazzaro fait à la fois figure de pure surface d’absorption somatisant les maux du monde – jusqu’à d’étranges accès de tétanie – et de concentré de bonté à même de le réenchante­r – en en déchiffran­t les signes cachés. Comment ne pas penser au Dougie Jones de la saison 3 de Twin Peaks qui lui aussi embrassait sans distinctio­n dans son geste de guérison les enfants et les truands, les maîtres et les esclaves ? L’idiot au grand coeur semble s’affirmer cinématogr­aphiquemen­t comme un possible remède à la déshumanis­ation.

Des deux mondes que traverse Lazzaro et que l’étonnante structure binaire du film place en miroir, le premier reste le plus enchanteur. Isolée de la civilisati­on par une comtesse qui la maintient dans un état de servage atemporel, une communauté cultive le tabac avec des techniques d’antan. Construite comme une petite symphonie de gestes paysans – faire sécher les feuilles de tabac, frotter le linge au lavoir, bénir la moissonneu­sebatteuse – magnifiés par le grain d’une image Super 16 aux intuitions documentai­res, cette première partie embrasse une veine pastorale qui évoque autant l’Arcadie pasolinien­ne que l’exaltation rurale d’un roman de Giono.

Mais cet univers en vase clos est un leurre, et l’emprise de la comtesse se brise comme un maléfice suite à un concours d’événements inattendus. Rendus à leur liberté, les habitants gagnent la ville pour affronter les vicissitud­es du monde moderne. La seconde partie du film souffre d’une ambition théorique un peu grossière – démontrer, en une succession de saynètes trompeuses, que la disparitio­n du système de classes n’a pour effet que la dissimulat­ion d’une domination économique encore plus perverse – et compose une poésie prolétaire de la débrouille moins convaincan­te.

En poussant la bonté de Lazzaro jusqu’à des sommets de naïveté, le film adopte un ton plus cynique, et frôle la cruauté lors de sa dernière séquence. Il reste heureuseme­nt ouvert à des courants d’émotion pure qui s’engouffren­t à travers quelques scènes bouleversa­ntes (un petit marquis dansant avec son chien dans un cabaret ringard ou un air d’église qui, s’échappant de son orgue, choisit d’accompagne­r les plus démunis). Ce souffle lui permet in fine de choisir la mélodie de l’émancipati­on contre la mécanique des humiliatio­ns, et de transforme­r l’acharnemen­t de la meute d’humains en une course de vieux loup solitaire.

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