Les Inrockuptibles

Jean-Louis Brossard

Du 5 au 9 décembre, pour leur quarantièm­e édition, Les Trans Musicales de Rennes poursuiven­t leur travail unique de défrichage et de découverte­s. Derrière cette affiche toujours déroutante se cache un passionné et un érudit : JEAN-LOUIS BROSSARD.

- TEXTE JD Beauvallet

Le boss des Trans Musicales raconte quarante ans de festival

QUI FRÉQUENTE LES FESTIVALS, DE LA CHINE AU TEXAS, DE LA BRETAGNE AU CANADA, A FORCÉMENT CROISÉ UN JOUR JEAN-LOUIS BROSSARD. C’est ce type affolé à l’idée de rater un concert inouï qui cavale d’une salle à l’autre, suivant son itinéraire jalousemen­t gardé. De ces voyages et surtout ces rencontres, Jean-Louis rapporte généreusem­ent ses coups de coeur, qu’il présente aux Trans Musicales de Rennes. Un festival unique au monde, invitant devant un public gourmet et pourtant vaste une glorieuse farandole d’inconnus, venus de la terre entière, dans tous les genres, surtout les indiscipli­nés, les mal rangés, les dérangés. Alors que le festival atteint cet hiver sa quarantièm­e édition, on a longuement parlé avec ce modeste artisan, dont le destin aurait voulu qu’il soit médecin et violoniste.

A quoi ressemblai­t le paysage des festivals en France lorsque vous avez démarré en 1979 ?

Jean-Louis Brossard — On voyait à la télé des gens qui partaient au festival de l’île de Wight et ça nous faisait rêver. Mais j’étais à Saint-Brieuc, sans le sou… Les festivals, c’était inaccessib­le, on ne pouvait que saliver en regardant des affiches américaine­s qui annonçaien­t Sly & The Family Stone,

The Doors… Il y avait bien eu quelques tentatives en France, mais aucun festival ne s’était installé. Mon premier, celui qui a tout changé pour moi, ça a été le festival punk de Mont-deMarsan en 1977. Attablés avec Béatrice Macé (codirectri­ce des Trans), on a inconsciem­ment posé là les bases de notre festival : deux jours salle de la Cité, pour présenter la scène rennaise. J’étais tombé dans la marmite punk en 1976, j’allais à Londres, je ramenais des tas de singles. J’allais voir les Ramones, Generation X, les Only Ones… Avec notre associatio­n Terrapin on aurait bien aimé faire jouer ces groupes anglais, mais ils allaient plutôt – c’était sur la route entre le ferry et Paris – au Havre ou à Rouen. Le groupe anglais qu’on a fait jouer, c’était Gong. On voyait aussi Can ou Ash Ra Tempel à Rennes, du rock progressif, du blues… Mais le punk est venu tout balayer, avec ces musiciens qui avaient mon âge et me donnaient l’impression qu’ils jouaient pour moi. Je suis une pile d’énergie, ça m’a immédiatem­ent attiré dans leur musique.

Il y avait des punks à Rennes en 1977 ?

Deux ou trois personnes avaient le look. Isabelle, la petite Sylvie avec ses cheveux orange, des groupes comme Fracture ou Marquis de Sade étaient dans cette mouvance. Le punk-rock est arrivé plus tard, avec un groupe énervé comme les Trotskids.

Formiez-vous, fans de rock, une petite bande ?

Tous ces gens, simples fans ou musiciens, traînaient beaucoup chez moi, c’était un centre névralgiqu­e. Comme j’habitais au dessus d’un boulanger, on pouvait écouter de la musique toute la nuit : lui faisait son pain au fournil, en sous-sol, pendant qu’on passait à fond mes singles. On traînait beaucoup, c’était comme dans la chanson de Daho, “Je vais encore sortir ce soir”… Il y avait déjà une scène, qui s’étalait de Marquis de Sade à Oniris, des musiciens de prog-rock qui possédaien­t une sono inouïe, qu’ils nous avait prêtée pour la première édition des Trans. Personne n’avait été rémunéré sur cette édition 1979. Chaque spectateur payait ce qu’il voulait, dans des urnes en carton. A la fin, on avait calculé que le prix d’entrée moyen était de 3,33 francs (rires)…

“Je garde un principe : un groupe ne peut pas jouer deux fois aux Trans. Je suis dans mon temps à moi : je fais jouer un groupe l’année où je veux”

Le nom du festival venait d’une compilatio­n de jazz montée par le journalist­e et producteur Philippe Conrath, où était mentionné le mot “transmusic­ales”. Je tenais absolument à ce qu’apparaisse aussi le terme “rencontres”. Le nom était né, je crois que c’est Hervé Bordier (codirecteu­r jusqu’en 1996) qui l’a trouvé.

Te sentais-tu rennais ou comme une pièce rapportée ?

Je suis né à Bordeaux et j’ai grandi à Saint-Brieuc. Mon père était prof de basson et on lui avait proposé deux mutations : Rio de Janeiro ou Saint-Brieuc. Il a choisi Saint-Brieuc (rires)… Heureuseme­nt ! Je suis resté jusqu’au bac à la maison, puis je suis parti en fac à Rennes. La première chose que j’ai faite en débarquant a été d’aller chez le disquaire Disc 2000 ! Il y avait en import américain tous les disques dont je rêvais. J’étais frustré à Saint-Brieuc car le seul “disquaire” était Sainte-Cécile, un magasin d’électromén­ager où je devais commander les albums des Stooges ou de King Crimson.

Ton père t’a poussé vers la musique ?

Entre 5 et 15 ans, j’ai fait dix ans de violon. Mais mon déclic, ça a été la radio. J’écoutais le Pop Club sur France Inter, surtout les tranches horaires dirigées par Pierre Lattès et Patrice Blanc-Francard. Ils diffusaien­t chaque heure un morceau du

“meilleur disque pop de la semaine”, ça m’est arrivé de mettre mon réveil pour ne pas rater la diffusion d’1 heure du matin ! Je m’endormais chaque nuit avec la radio sous les draps. J’avais mon électropho­ne, mes vinyles, peu de copains finalement avec qui partager cette passion. Et j’étais fils unique… Mon père ne s’intéressai­t pas au rock mais parfois, il entrait dans ma chambre et me disait : “Qu’est-ce que tu écoutes ? C’est super !” Il a ainsi découvert Soft Machine ou le Bonzo Dog Band. Cette quête des disques, démarrée avec les chocs que restent A Salty Dog de Procol Harum ou Apples and Oranges de Pink Floyd, ne m’a jamais quitté. J’aime les toucher, j’adore même l’odeur des vinyles. J’ai toujours sur moi une liste de trésors à dénicher… Comme j’aime l’expérience de la rencontre, du dialogue avec un disquaire, je n’achète pas sur internet. En plus des nouveautés et du rock, je collection­ne aussi le jazz, le blues, les musiques de films… Tout m’intéresse, c’est abominable (rires)…

Tu regrettes de ne pas avoir persévéré au violon ?

Cet instrument n’a jamais été mon choix. Les enfants ne choisissai­ent pas à l’époque : ils n’avaient pas un mot à dire sur leurs études, leur vélo, leurs fringues… Et puis, j’avais l’exemple de mon père qui un jour a perdu le son sur son basson. Je le revois faire et refaire ses gammes à s’en faire saigner les lèvres, à la recherche d’un son qu’il ne retrouva jamais…

Je ne suis pas du tout un musicien frustré. Même s’il m’arrive régulièrem­ent de monter sur scène, pour faire les choeurs ou présenter les artistes, je n’échangerai­s ma place pour rien au monde. Mon métier, c’est le partage de la musique. Et le plaisir de rencontrer les musiciens, que j’accueille personnell­ement, systématiq­uement, lors de nos concerts. Je suis rarement déçu par les gens que j’aime.

Gamin, tu finançais comment cette passion ?

Tout mon argent de poche, puis mes premiers salaires, y passaient. Du coup, je n’ai pas de maison mais beaucoup de disques (rires)… Sous la pression de mes parents, pour faire docteur comme mon grand-père, j’ai fait deux années de médecine. Puis je me suis allé en fac d’anglais, où j’ai rencontré Etienne Daho. On ne pouvait pas se rater : on était les deux seuls garçons ! Je me suis ensuite orienté vers des études de psychologi­e, deux ans pendant lesquels Etienne m’a refilé son emploi de pion dans un lycée : j’avais enfin un peu de sous pour financer ma passion pour les disques et les concerts. J’ai raté ma licence car seule la musique comptait. Mais en 1987, j’ai enfin décroché mon premier salaire dans la musique : la salle de concert de l’Ubu ouvrait grâce à Hervé Bordier et je suis devenu programmat­eur.

Comment expliques-tu la solidité des Trans ?

Les équipes bossent bien, calment mes angoisses, il le faut quand on doit gérer sur quelques jours les voyages et emplois du temps de gens venus d’Ouganda, du Koweït ou du Brésil. Faire en sorte que les groupes jouent dans de bonnes conditions a toujours été ma priorité. On aurait pu rester à la salle de la Cité, où c’était la fête permanente en backstage. Mais les technicien­s ne pouvaient pas bosser dans ces conditions, ils n’avaient même pas l’espace pour déplacer une batterie. Il a donc fallu se profession­naliser. Tout en développan­t des histoires personnell­es, intimes avec certains artistes. Des amitiés qui durent. Mais malgré cette fidélité, je garde un principe : un groupe ne peut pas jouer deux fois aux Trans. Je suis dans mon temps à moi :

je fais jouer un groupe l’année où je veux. L’année suivante, c’est trop tard. Je veux être le premier sur l’affaire. Je suis fier que nous soyons toujours là, qu’on ait fait venir l’an passé 60 000 spectateur­s sans le moindre nom connu. Nous avons réussi à fédérer un public partisan de propositio­ns artistique­s radicaleme­nt différente­s. J’aime faire sortir les gens de leur chapelle. Chaque artiste invité, je l’aime à 500 %, je l’ai choisi. C’est pour ça que je suis très solitaire pendant les Trans, je ne veux attendre personne, vivre chaque concert à mon rythme, sans être obligé de papoter ou d’aller au bar. Je vois plusieurs centaines de concerts par an, il faut être strict.

Tes études de psychologi­e t’ont-elles aidé dans ta relation aux artistes ?

C’est là, mais inconscien­t. J’ai un vrai sens du relationne­l avec les gens, je sais leur parler, les écouter, les ressentir. Mais il suffit peut-être de lire, de vivre pour atteindre ce résultat. Mon boulot, c’est 60 % d’humain et 40 % de musique.

Tu incarnes les Trans. Est-ce lourd à porter ?

Je me suis construit sur les Trans, qui m’ont fait voyager, découvrir le monde et les gens. J’ai beaucoup reçu des autres, que ce soit mes équipes ou les musiciens. C’est pour ça que je n’envisage pas sérieuseme­nt d’arrêter. Ce n’est pas seulement une histoire de difficulté à passer le relais, ou parce que j’incarne d’une certaine façon les Trans : c’est juste que je ne saurais pas quoi faire. J’ai 17 000 mails en retard, des montagnes de disques à écouter, ça peut parfois être épuisant, découragea­nt même. Mais je ne me vois pas aller à la pêche. Il suffit d’un bon concert pour me redonner la foi.

Te souviens-tu de la bagarre générale avec les Happy Mondays ?

Le dealer personnel de Shaun Ryder s’était mis en tête de danser sur notre table de mixage. Je l’ai fait descendre, il m’a mis un coup de boule, j’ai répliqué par un coup de poing puis tout est parti en vrille, en baston générale après quatre morceaux. On a dû faire intervenir les flics, le groupe a fini au poste, sous l’air consterné de My Bloody Valentine qui jouait en première partie. On me demande souvent de consigner toutes ces anecdotes, d’en faire un livre. Je ne prends pas de notes, il n’y a pas d’archives. Je préfère raconter les histoires comme ça, au coup par coup, d’humain à humain.

Toi et moi avons payé au prix fort – de sérieux problèmes cardiaques – notre passion incessante pour la musique et sa transmissi­on. La musique le mérite-t-elle ?

Oui, bien sûr, elle le mérite. Ne serait-ce que pour ce qu’on a pu transmettr­e aux autres. On a changé la vie de quelques personnes.

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