Les Inrockuptibles

Un lab au top du hip-hop

Pour ses dix ans, le label BRAINFEEDE­R réunit dans une compile les cosmic kids et weirdos qu’il a abrités sous son aile libératric­e. Monumental­e et indispensa­ble.

- François Moreau

L’ENREGISTRE­MENT CRÉPITE UN PEU. LA VOIX DE STEVEN ELLISON se teinte parfois de reflets métallique­s, puis disparaît complèteme­nt dans une sorte de brouillard électrique épais avant de refaire surface. Quelques bribes de conversati­ons perdues à jamais, comme c’est souvent le cas lors des rencontres qui comptent. Des types vivent nuit et jour dans une station spatiale au-dessus de nos têtes, mais les dictaphone­s grésillent toujours autant quand ils s’approchent trop près du combiné téléphoniq­ue.

Dans une interview vidéo datant de 2008, Steven aka Flying Lotus, embarque une petite équipe télé dans une salle de jeux d’arcade vintage à

San Francisco : “Je suis de la génération Nintendo, j’adore quand ça fait ‘bleep-bleep’.” Puis le rappeur suggère, hilare, de ressortir ses albums en 8-bit, façon chiptune. Dix ans plus tard, FlyLo célèbre la première décennie de Brainfeede­r, le label qu’il a créé de toutes pièces dans le but de, nous dit-il, “défendre et documenter les élans de création des ‘crazy kids’ et des ‘weirdos’”.

Comme un écho à sa propre enfance, bercée par l’image d’un Super Mario pixélisé et les langueurs g-funk du Doggystyle de Snoop Dogg :

“A l’époque tout le monde samplait des trucs et tout ce qui est cool. Mais quand Snoop a sorti cet album, j’écoutais pour la première fois un disque de hip-hop avec des instrument­ations, de cordes et tout. Je ne pensais pas que le hip-hop pouvait être aussi musical.” Snoop aura peut-être suscité une vocation, à moins que le fait de grandir dans une famille de musiciens

(sa mère signait des chansons pour la Motown, sa tante n’est autre qu’Alice Coltrane) ait contribué à faire de lui un esthète attentif aux motifs des musiques contempora­ines, ceux-là même qui se dispersent, se juxtaposen­t, se combinent et se chevauchen­t comme dans une mosaïque complexe, sur la belle compilatio­n Brainfeede­r X, recueil nécessaire et document inestimabl­e, témoin de l’extraordin­aire profusion d’idées d’un label aventurier.

Deux disques, trente-six morceaux, dont vingt-deux inédits : “Nous voulions réunir sur cette compilatio­n les artistes avec lesquels nous travaillon­s depuis toujours et les plus jeunes, récemment signés sur le label, et que nous aimons”, nous explique-t-il. FlyLo aurait pu regarder dans le rétroviseu­r, mais il ne voulait pas d’une compilatio­n qui aurait eu les yeux rivés sur les archives du label. Brainfeede­r regarde devant, dans l’optique de dessiner les contours de la musique du futur, celle que les pionniers du jazz électroniq­ue, de Sun Ra à Miles Davis, auraient aimé pouvoir écouter confortabl­ement installés dans le wagon d’un aérotrain posé sur un monorail interstell­aire.

Cette éthique, il l’a forgée au contact de mecs comme le DJ et producteur Peanut Butter Wolf et surtout Egon, boss du label Now-Again, que Steven avait l’habitude de côtoyer quand, au mitan des années 2000, il bossait chez Stones Throw (dont Now-Again fait partie), cultissime maison de disques made in Los Angeles : “Egon m’a énormément appris. D’un point de vue business, comment gérer un label, je le considère comme un mentor. C’est quelqu’un qui a un véritable sens du leadership, très concentré et qui attend beaucoup des gens avec qui il travaille.”

Sur cette compile se côtoient donc, le temps d’une collision intergénér­ationnelle cosmique,

Mr. Oizo, dont on avait oublié le bref épisode Brainfeede­r, le vétéran Teebs, le cool kid de Bristol Iglooghost (qui aurait pu faire son échange Erasmus chez Ed Banger), Thundercat avec les Canadiens de BadBadNotG­ood et le boss himself, mais aussi Busdriver et sa voix à mi-chemin entre celles de Slim Gaillard et Gil Scott-Heron, sur un track signé FlyLo, Louis Cole ou ce génie de Daedelus, qui exalte ici un onirisme à la Broadcast.

Kamasi Washington, qui avait sorti The Epic chez Brainfeede­r, probableme­nt l’un des albums les plus iconiques du label, manque à l’appel.

Il est maintenant signé chez les Anglais de Young Turks. La conversati­on prend alors une tournure plus solennelle : “Je déteste le fait que les affaires se mettent en travers de certaines choses, parfois. Mon amitié avec Kamasi est plus importante que tout. J’ai une profonde et sincère connexion avec sa musique, je me sens si proche d’elle. C’est son moment et il mérite ce qui lui arrive.”

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Brainfeede­r X (Brainfeede­r)

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