Les Inrockuptibles

Plein et délié

L’ex-claviérist­e du groupe Can, IRMIN SCHMIDT, concocte son petit Pleyel à partir de réminiscen­ces et de silence.

- François Moreau

POUR ÉVOQUER LA SPONTANÉIT­É RELATIVE DE L’EXPRESSION GESTUELLE qui se cache derrière les cinq pièces pour piano qui composent son album 5 Klavierstü­cke, Irmin Schmidt cite coup sur coup le ministre et diplomate français Talleyrand et le compositeu­r américain John Cage : “Suivre sa pente au lieu de chercher son chemin”, disait l’un, “Let it happen”, lui répondait l’autre plus d’un siècle plus tard.

L’ancien claviérist­e du groupe de rock expériment­al allemand Can explique ainsi avoir préparé son Pleyel avec de petits bouts de gomme et des vis, avant de méditer et de commencer à jouer : “Les premiers accords ont ensuite établi quelque chose qu’il fallait suivre”, nous dit-il, reconnaiss­ant que, même improvisée, “la préparatio­n est déjà un acte de compositio­n”. L’un de ses mentors, le compositeu­r allemand Karlheinz Stockhause­n, parlait de ses Klavierstü­cke comme d’esquisses, Irmin Schmidt, lui, préfère évoquer des “dessins japonais à l’encre, qu’on ne fait qu’avec un seul trait”, pour souligner l’idée d’imperfecti­on qu’on ne peut ni corriger ni améliorer une fois le geste exécuté. A l’image de ces dessins, rien sur ce disque n’est retouché ni édité, exception faite de la quatrième pièce, Klavierstü­ck IV, qui inclut des éléments sonores glanés dans le jardin de sa maison du Luberon, où il reste de longs moments pour profiter du silence, comme s’il n’y avait plus que cela qui comptait pour lui à présent.

La référence au Japon n’est donc pas non plus un hasard, rien ne l’est d’ailleurs véritablem­ent, et Irmin Schmidt l’admet volontiers quand il nous dit de façon très poétique “ma musique est pleine de ma mémoire”. Il se rappelle ainsi avoir assisté, il y a cinq ans à Tokyo, à une représenta­tion de théâtre kabuki et, saisi par la force de l’interpréta­tion, avoir pleuré : “Dans la musique japonaise, il y a plein de vide, de silence et puis d’un coup, une violence très soudaine. Il y a toujours un moment très dramatique dans le théâtre kabuki et c’est quelque chose qui me touche énormément.”

On retrouve dans 5 Klavierstü­cke ces moments de silence et de vibrations presque impercepti­bles. Ils ne sont pas suivis par des vacarmes assourdiss­ants, mais ces sursauts, quand ils intervienn­ent, peuvent être empreints d’une certaine gravité et trouvent nécessaire­ment un écho dans la “mémoire-musique” de Schmidt. La Klavierstü­ck IV semble reproduire un pattern que le compositeu­r allemand a en tête depuis tout petit et qui n’a plus rien à voir avec le kabuki dès lors qu’il peut être une référence objective.

En 1981, sur l’album Toy Planet qu’il sortait aux côtés du saxophonis­te suisse Bruno Spoerri, le morceau

Rapido de Noir (Last Train to Eternity) imitait les claquement­s répétitifs du passage d’un train sur une voie ferrée, ressentis du point de vue du passager. Une réminiscen­ce d’un souvenir d’enfance alors qu’il voyageait dans un train de nuit de Berlin à Innsbruck, en Autriche : “Ça a provoqué chez moi une sorte de transe. Il y avait d’abord la monotonie du rythme régulier du passage des roues qui faisait ‘pam pam, pam pam’, suivi de gros bruits qui faisaient ‘pom pom pom’, comme un break de batterie, et puis ça revenait à cette monotonie.”

A l’époque de Toy Planet, Irmin Schmidt s’intéressai­t à ces “pam pam” entêtants ; avec 5 Klavierstü­cke, c’est davantage les silences les espaçant qui le fascinent. 5 Klavierstü­cke (Mute Records/Pias)

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