Les Inrockuptibles

IVG et contracept­ion en Côte d’Ivoire

A la rencontre de celles qui luttent pour les droits des femmes

- TEXTE Fanny Marlier PHOTO Olivier Papegnies/Collectif Huma

ELLE SE BALANCE DE GAUCHE À DROITE, LE REGARD DANS LE VIDE. Le visage fin et les traits tirés, Florence, 18 ans, est enceinte de six mois, contrairem­ent à ce que laisse entrevoir la robe rouge à paillettes qui dissimule joliment son petit ventre. “Physiqueme­nt je me sens bien, mais pas dans la tête”, souffle-t-elle les yeux rivés sur ses pieds. Rejetée par ses parents, la jeune fille, lycéenne, habite aujourd’hui chez sa grand-mère. Elle détaille comment, quelques mois plus tôt, elle a essayé de prendre des médicament­s achetés sur le marché pour tenter d’avorter. “La sage-femme m’a dit que si je continuais, j’allais mourir. Je vomissais du sang.” Elle raconte l’humiliatio­n, le tabou et sa surprise d’être tombée enceinte aussi rapidement. “Dans mon établissem­ent, on n’accepte pas les grossesses. On dit que si tu es enceinte, tu vas contaminer les autres. Moi-même j’ai honte d’aller à l’école avec mon ventre”, explique-t-elle, la voix calme mais le ton lourd. Et interpelle : “Qui va s’occuper de moi ?”

Florence est ivoirienne, elle habite dans la région rurale de la Nawa, dans le sud-ouest du pays. Avec plus d’un million d’habitants, le coin est surtout célèbre pour ses plantation­s de cacao. Comme elle, elles sont environ 4 000 jeunes filles, de la sixième à la terminale, à être tombées enceinte en 2017. Un chiffre qui ne diminue pas. Pourtant, cinq ans plus tôt, le drame d’une écolière de 9 ans avait bouleversé Dominique Ouattara, la femme du président, qui avait alors lancé la campagne “Zéro grossesse à l’école”. Avec un poids religieux – à majorité catholique et musulman – et traditionn­el très fort, la Côte d’Ivoire est aussi marquée par une prédominan­ce masculine qui relègue les femmes au rang d’épouses, mais surtout de mères. A l’heure où les mariages forcés augmentent, l’avortement est toujours passible de dix ans d’emprisonne­ment. Le pays a pourtant ratifié, en 2012, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et son protocole de Maputo, relatif aux droits des femmes, qui autorise l’avortement médicalisé.

A 400 kilomètres d’Abidjan, dans les rues de la capitale de la Nawa, Soubré, 450 000 habitants, il n’est pas rare d’entendre tout un tas de croyances diverses. L’air y est lourd, l’atmosphère compacte et étouffante sous un soleil de plomb. En plein centre, près de la place de l’Indépendan­ce, un homme vend des chaussures à l’ombre d’un arbre qui sert de refuge aux chauves-souris de la ville. “L’avortement, c’est mal, c’est un crime. Ma religion (catholique – ndlr) l’interdit”, dit-il. Derrière son étal de bananes, sa voisine secoue la tête : “Et ça peut aussi rendre stérile.” Ce sont toutes ces certitudes, souvent erronées et confuses, qui empêchent la marche vers la légalisati­on de l’avortement.

La silhouette élancée et les cheveux courts, Angela, 16 ans, vient d’un village situé à une vingtaine de kilomètres de Soubré. Il y a quelques mois, elle a tenté, seule, de mettre un terme à sa grossesse avant d’être prise en charge par l’ONG Médecins du monde. L’embryon était touché, et son utérus commençait à s’infecter. “J’ai fait ça parce que mes parents sont trop compliqués, confie-t-elle dans un murmure. En plus, je suis trop jeune, je veux rester à l’école.” Comme Florence, elle explique avoir eu connaissan­ce des risques des infections sexuelleme­nt transmissi­bles, mais ne savait pas qu’elle pouvait tomber enceinte après un rapport sexuel. Elle raconte l’isolement, la détresse, la peur mais surtout la culpabilit­é qui l’envahit depuis. “Ça me fait mal d’avoir fait ça, lâche-t-elle, la voix brisée par les larmes. J’ai tué quelqu’un.” On lui demande depuis combien de temps elle était enceinte. “Un mois et demi. Mais il (l’embryon – ndlr) allait devenir un humain. Je n’oublierai jamais.”

Selon le code pénal ivoirien, l’avortement n’est autorisé que lorsque la santé de la mère est en danger. Le taux de mortalité maternelle ici est de 614 décès pour 100 000 naissances et la part des avortement­s à risque, très élevée. “Si rien n’est fait, si des mesures ne sont pas rapidement prises, la situation va empirer, alerte

Soro Aboudou, responsabl­e plaidoyer pour la mission Médecins du monde en Côte d’Ivoire. Le fait d’élargir les conditions d’accès à l’avortement n’est pas une incitation tous azimuts, mais serait une solution pour lutter efficaceme­nt contre les conséquenc­es liées à l’avortement clandestin.”

Une situation d’autant plus compliquée que le seul gynécologu­e de la ville refuse de pratiquer des avortement­s. “Ma religion l’interdit”, insiste le docteur Jullian Konan dans son cabinet de l’hôpital général de Soubré. Derrière son bureau encombré et une climatisat­ion bruyante, ce bonhomme à la tête ronde et aux dents du bonheur explique sérieuseme­nt : “Je suis catholique, je suis les recommanda­tions du pape. Alors tout ce qui est IVG, je ne le fais pas.” Un embryon est-il pour autant un être humain ? “Qu’il ait 1 mois ou 6 mois, c’est pareil… Il deviendra un être humain.” Il poursuit : “Ici, la sexualité est tellement tabou que les jeunes filles ne connaissen­t même pas les signes d’une grossesse. Elles viennent me voir quand elles sont parfois déjà enceinte depuis cinq ou six mois.”

En milieu rural, les inégalités de genre commencent dès le plus jeune âge. Et les familles nombreuses envoient les garçons à l’école en priorité. Car ici rien n’est gratuit, et les frais de scolarité représente­nt souvent un sacrifice financier énorme pour les parents. Direction le village de Yabayo, à une dizaine de kilomètres de Soubré, en direction d’Abidjan. Christelle Guessou est à la tête d’une associatio­n qui veille à ce que les petites villageois­es puissent toutes aller à l’école. “Les hommes disent que la femme n’est pas faite pour étudier, qu’elle est destinée à aider sa mère, affirme-t-elle. Mais nous, on ne l’accepte pas, la femme peut dépasser tout ça. Elle peut poursuivre de longues études, elle aussi !” A l’école comme en famille, difficile, voire impossible, de parler sexualité. Alors même sous cette petite cabane en bois vert où les villageois ont l’habitude de se retrouver pour débattre, les adultes hésitent, mal à l’aise. En Côte d’Ivoire, moins de 9 % des adolescent­es utilisent une méthode contracept­ive. Bacari, un père de famille planteur de cacao, se lance. Il parle de lui, de sa femme et des implants contracept­ifs. “Je suis très fécond, donc ma femme utilise ça. J’ai déjà quatre enfants”, confie-t-il devant les rires gênés de ses amis. “Mais les implants, ça me fait un peu peur, c’est bizarre”, ajoute-t-il. Bacari connaît parfaiteme­nt les prix des différente­s méthodes : comptez 5 000 francs CFA (environ 7 euros) pour un implant tous les trois mois. “Ici, c’est dur. Nous sommes tous des agriculteu­rs. Quelqu’un qui n’a pas d’argent, comment peut-il éduquer son enfant ? Aujourd’hui il a de quoi manger, mais peut-être que demain il n’aura rien”, insiste-t-il. “C’est comme ça, par manque d’argent, que les filles tombent enceinte”, renchérit Christelle Guessou. Autrement dit, une forme de prostituti­on se développe chez les jeunes filles livrées à elles-mêmes. “Non, ce n’est pas une forme de prostituti­on, c’est un manque de moyens. Elles sont contrainte­s. Parfois, elles n’ont rien à manger du matin jusqu’au soir. Compte tenu de la situation, elles sont obligées d’arrondir les angles”, déplore Christelle.

C’est à Soubré que les familles des campagnes envoient leurs enfants pour étudier. En l’absence de foyers ou d’internats, les parents, souvent agriculteu­rs, louent des petites chambres

“Les hommes disent que la femme n’est pas faite pour étudier. Mais nous, on ne l’accepte pas, la femme peut dépasser tout ça” CHRISTELLE GUESSOU, MILITANTE ASSOCIATIV­E

bon marché pour leurs enfants qui se retrouvent seuls à l’année, certains dès l’âge de 11 ans. Parfois, filles et garçons vivent ensemble dans ces espaces confinés. “C’est comme ça que les étudiantes tombent enceinte, raconte Bernadette Oupoh, coordinatr­ice de Namané – qui signifie “Prenons conscience” –, une associatio­n qui s’occupe d’élèves allant de la sixième à la terminale ayant des difficulté­s à se loger. Et quand cela n’est pas désiré, elles sont obligées de provoquer un avortement.” Elle aussi témoigne d’un phénomène de prostituti­on chez les jeunes filles qui n’ont pas de quoi se nourrir et prennent le risque de tomber enceinte, par manque d’informatio­ns.

Dans le Naboui, un quartier populaire de la ville, on trouve de ces chambres où s’entassent les jeunes. Le long des kilomètres de sentiers de sable, les détritus s’amoncellen­t, les fèves de cacao sèchent au soleil, les fils électrique­s suspendus flottent dans l’air et, le soir venu, l’éclairage est inexistant... Les conditions de vie sont rudes. “Parfois, les écoliers doivent marcher pendant une heure et demie pour rejoindre l’école, explique Jacky-Michel Ayé, éducateur spécialisé d’un centre dépendant du ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfant. Les filles doivent rentrer dans la nuit et prennent le risque d’être agressées ou violées.” C’est au bout de ces chemins que logent des collégiens et lycéens. Derrière une petite porte en ferraille, une pièce de six mètres carrés, sans fenêtre ni lumière. Trois hamacs sont suspendus au plafond. Dans un coin, on aperçoit une petite table en bois avec une chaise. Et sur l’un des murs, un tableau représente le portrait d’une femme avec la maxime suivante ajoutée au crayon : “La réussite, objectif premier.” Trois jeunes âgés de 12 à 14 ans vivent ici, ils viennent du même village. Vêtus de leur uniforme beige, ils referment la porte avant de partir à pied pour l’école tandis que la voix du muezzin retentit au loin. “Nous manquons de moyens pour faire des campagnes d’informatio­n sur la contracept­ion. Il nous est même parfois difficile d’avoir du carburant pour se déplacer, déplore l’éducateur. Médecins du monde intervient dans deux départemen­ts sur quatre ici dans la Nawa. Mais les autres ? Il ne suffit pas de seulement prendre en compte le volet contracept­ion, la question alimentair­e est cruciale pour ces jeunes filles. Parfois, elles n’ont même pas un seul repas par jour, alors elles vont aller voir un épicier, mais il ne donnera rien gratuiteme­nt. Il y a un sage du coin qui disait : ‘Un ventre vide n’a point d’oreilles.’ Peu importe ce que tu dis, un ventre vide fera tout ce qu’il peut pour se remplir, même si c’est au péril de sa vie.”

Mais tout n’est pas fichu ou “gâté”, comme on dit ici.

Sur place, associatio­ns locales et ONG travaillen­t main dans la main pour sensibilis­er les jeunes et leur fournir des méthodes de contracept­ion. Et la parole se libère. Israelle préside le club santé de son collège où les jeunes peuvent échanger et s’informer. “Je conseille la contracept­ion à tous mes camarades !”, s’exclame la fillette de tout juste 12 ans, qui arbore fièrement son uniforme bleu et blanc. “Les avortement­s clandestin­s mettent la vie des mères en danger. Il est donc urgent que le gouverneme­nt légalise l’IVG pour que les jeunes filles puissent mettre un terme aux grossesses non désirées dans de bonnes conditions”, poursuit-elle visiblemen­t déterminée. Que les militantes locales se rassurent… la relève est bel et bien assurée.

 ??  ??
 ??  ?? Gemtales, 17 ans, a dû interrompr­e sa scolarité suite à sa grossesse
Gemtales, 17 ans, a dû interrompr­e sa scolarité suite à sa grossesse
 ??  ?? Marie-Jeanne, 16 ans, enceinte, a pu avorter
Marie-Jeanne, 16 ans, enceinte, a pu avorter

Newspapers in French

Newspapers from France