Les Inrockuptibles

The Bisexual

Un regard sur le plaisir féminin qui échappe à la masculinit­é toxique

- TEXTE Iris Brey et Olivier Joyard

“I LOVE DICK”, “THE OA”, “TRANSPAREN­T”, “SENSE8”... IL ARRIVE QUE LES SÉRIES RACONTENT LE MONDE DANS LEQUEL NOUS AVONS ENVIE DE VIVRE, l’anticipent ou le rendent visible avec une clarté vivifiante. The Bisexual fait partie de ces blocs narratifs qui possèdent le don de révélation, peut-être parce que la série de Desiree Akhavan raconte littéralem­ent la découverte d’une terre inconnue. Nous plongeons dans les sensations d’une femme qui s’ouvre à son intériorit­é. Leila, trentenair­e américaine expatriée dans le Londres d’aujourd’hui, se sépare de Sadie, celle qui fut sa compagne durant dix ans. Quelque chose en elle aimerait effleurer d’autres corps, pourquoi pas masculins. Un univers souterrain fait surface.

Il n’y a pas trop de six épisodes pour une telle odyssée, le parcours d’une bisexuelle, sujet finalement peu évident. “Quand je donnais des interviews pour mon premier film Appropriat­e Behavior en 2014, on me présentait en tant que ‘Desiree Akhavan, réalisatri­ce bisexuelle irano-américaine’, explique la créatrice. A chaque fois que j’entendais ‘bisexuelle’, ça me tendait. Pourtant, c’est la vérité. Mais si j’avais été présentée comme réalisatri­ce gay, j’aurais été d’accord. J’ai essayé de comprendre quelle était la portée symbolique de ce mot dans mon imaginaire, et de répondre à cette question à travers une série.” La première étape a été de conserver le titre que beaucoup considérai­ent comme sans intérêt, comme si le mot écorchait la bienséance et ne correspond­ait pas à l’expérience queer contempora­ine.

“Mon frère m’a noyée de textos pour me dire qu’il m’aimait mais que je ne devais surtout pas choisir ce titre : à son boulot, les gens lui ont expliqué qu’ils ne regarderai­ent jamais une série qui s’appelle The Bisexual ! Mais quelque chose sonnait juste, justement parce que cette étiquette, personne ne veut la porter. La plupart des bisexuel.le.s que je connais, si ils ou elles sont avec une personne du même sexe, alors ils ou elles se disent gay, comme si bisexuel.l.e était inflammabl­e. En appelant la série The Bisexual, j’ai voulu provoquer la discussion.”

Dans son inaugural long métrage autobiogra­phique Appropriat­e Behavior (beaucoup plus intéressan­t et incarné que Come as You Are, son deuxième film avec Chloë Grace Moretz, sorti cette année en France), Akhavan jouait une jeune bisexuelle assumée socialemen­t – mis à part avec sa famille – et insistait sur la mélancolie des amours impossible­s. Ici, le récit est à la fois plus centré et plus ample, puisque tout se joue dans les glissement­s vers la fluidité de cette héroïne en pleine renaissanc­e, confrontée aux réactions de son entourage. “Leila sait au fond d’elle-même qu’elle est bisexuelle depuis toujours, mais c’est la première fois qu’elle s’autorise à explorer cette facette de son désir. Au coeur de la série, il y a l’idée d’une évolution intime liée à la sexualité : la relation d’une femme à son corps et le temps qu’il faut – jusqu’à la trentaine, voire plus ? – pour s’autoriser à baiser comme on en a envie, prendre la place qu’on veut, demander ce dont on a besoin.”

Délicate et sexy, totalement indie dans l’esprit (elle a été mise à l’antenne par l’Anglaise Channel 4, la chaîne de Queer as Folk et Fleabag), The Bisexual navigue entre la chronique génération­nelle collective – la meilleure amie de l’héroïne ainsi que son coloc sont aussi en pleine mutation – et l’exploratio­n d’un désir qui grandit, comme dans la belle scène de dépucelage du deuxième épisode où le masculin et le féminin deviennent troubles : le garçon qui pénètre Leila pour la première fois ne correspond pas aux critères de la virilité classique. “Ce qui m’excite, ce sont les hommes qui n’incarnent pas une masculinit­é toxique. Pour moi, un homme qui a confiance en lui n’a pas besoin de correspond­re à ces archétypes. Gabe, le coloc de Leila, sent la pression d’une masculinit­é normative quand il couche avec des filles, mais Jon-Criss, mon amant, s’en fout. C’est ce qui le rend attirant aux yeux de Leila. Et il a l’air super homo.” Dans la foulée de ce renverseme­nt de perspectiv­e, The Bisexual filme une sexualité qu’on n’a jamais vraiment vue représenté­e, comme cette scène de masturbati­on réciproque entre Leila et Jon-Criss, où la question de la pénétratio­n est évacuée pour laisser place à une onde des corps sans hiérarchie ni rôles préétablis.

Desiree Akhavan a construit lentement cette approche ultra contempora­ine en parfaite outsider, avec ce grand corps dont elle n’a longtemps “pas su quoi faire”, sa sexualité et son origine... “Mes parents, qui ont fui l’Iran, ont vraiment cru au rêve américain : si tu bosses tu peux y arriver, tu n’as besoin de l’autorisati­on de personne. Evidemment, la discrimina­tion existe, mais je suis très têtue. Quand tu passes dix ans sans être payée, à dormir sur des canapés, tu investis en toi-même.” Pour l’aider dans cette tâche, la trentenair­e a trouvé une alter ego idéale, Cecilia Frugiuele, productric­e de son premier long métrage et coscénaris­te de The Bisexual. Lors de notre rencontre au cours du dernier Mipcom à Cannes, cette petite brune piquante est venue s’asseoir naturellem­ent avec nous. “Je connais Desiree depuis 2005, quand elle est venue à Londres pour étudier, nous sommes de très bonnes amies. Mon rôle, c’est de faire en sorte qu’elle se sente en sécurité, car elle s’expose dans la fiction la tête la première. Quand une scène ne fonctionne pas, c’est parce que nous n’avons pas assez de connexion personnell­e avec ce qui se passe. Alors, on creuse,

on se souvient d’histoires qui sont arrivées dans notre cercle.” Akhavan s’est installée à Londres il y a quatre ans pour se rapprocher de son amie : “C’est tellement important d’avoir quelqu’un qui me raccroche à la fiction, qui évite que le récit ne devienne masturbato­ire, qui me libère mais qui sait aussi me retenir.”

Quand on voit les deux femmes terminer les phrases l’une de l’autre, on ne peut s’empêcher de penser à une hydre à deux têtes qui a révolution­né les séries, le duo Lena Dunham et Jenni Konner (désormais “séparées”) à qui l’on doit Girls, dans laquelle Akhavan a d’ailleurs joué durant la saison 4. Pourtant, à cette évocation, Akhavan et sa coscénaris­te se raidissent. “Quand on entend ces noms, c’est souvent une mauvaise nouvelle, pour dire qu’elles sont nos concurrent­es et ont fait mieux que nous. Dans quinze ans, ça sera sûrement différent et ces noms incarneron­t des piliers. Mais dans les cinq années qui suivent leur série, elles deviennent l’excuse que choisit l’industrie pour dire qu’une comédie cool avec une héroïne ça existe déjà.” Effectivem­ent, lorsqu’en 2015 Akhavan a proposé The Bisexual aux chaînes US, on lui a répondu que la place était déjà prise. Pourtant, sa série dévoile une ambition beaucoup plus militante que celle de Lena Dunham.

The Bisexual met en scène une femme acceptant ce qui bouillonne en elle. “Il y a du pouvoir dans le plaisir. C’est rare de voir des femmes prendre du plaisir, je l’ai appris depuis que je fais des films et des séries. Nous ne sommes pas habitué.e.s à découvrir des femmes filmées dans des situations sexuelles sans un regard masculin posé sur elles, ce male gaze qui scrute leurs corps de haut en bas, les montre dans des poses suggestive­s…” A la fac, Desiree Akhavan a lu le texte séminal de Laura Mulvey sur la question ( Visual Pleasure and Narrative Cinema, 1975) et cela a révolution­né son approche. Chaque scène de sexe de The Bisexual a été disséquée par elle et son équipe, non seulement pour clarifier ce qui est communiqué par l’interactio­n des corps, mais aussi pour que la mise en scène épouse la vision de la créatrice. “Même si on est du point de vue des hommes dans la narration, c’est mon regard que je mets en scène. Je ne peux pas dire si ce point de vue découle de mon genre ou de mon ethnicité ou de mon orientatio­n sexuelle, c’est un hybride de tout ça.”

Comme connectée à Desiree, Cecilia sait quand cette vision n’est plus celle de la créatrice. En salle de montage, elle se souvient de la première version d’une scène où la petite amie de Gabe dansait. Quelque chose la mettait mal à l’aise, elle répétait “J’aime pas, j’aime pas, j’aime pas” jusqu’à ce qu’à un moment du plan, le cadre change et le corps de la femme ne soit plus au centre mais se retrouve sur le côté. Desiree avait ressenti la même chose lors du tournage. Sur le plateau, ce jour-là, son chef op, par le cadrage, sexualisai­t le corps de cette femme : “J’ai poussé physiqueme­nt mon chef op pour que le corps de la comédienne passe du milieu au bord du cadre et immédiatem­ent l’impact de l’image a changé, ses seins n’étaient plus le point focal, elle n’avait plus l’air vulnérable.Tout d’un coup, on voyait ses mouvements et son corps entier qui formait la lettre S.” Un décadrage subtil, mais dont la significat­ion échappait à l’homme tenant la caméra. “On sent la différence si tu es en train de danser avec le personnage ou si tu regardes son corps danser. C’est un langage visuel. Si la cause des femmes t’intéresse, ton objectif le montrera.”

The Bisexual Sur Canal+ séries les 23 et 30 décembre. Egalement sur MyCanal

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Sadie (Maxine Peake) et Leila

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