Les Inrockuptibles

Julien Gosselin

Metteur en scène brillant, il adapte trois romans de Don DeLillo pour la scène

- TEXTE Fabienne Arvers PHOTO Guillaume Belvèze pour Les Inrockupti­bles

ADAPTANT “LES PARTICULES ÉLÉMENTAIR­ES” DE MICHEL HOUELLEBEC­Q au Festival d’Avignon en 2013, Julien Gosselin fait sensation en s’emparant d’un roman comme d’un matériau propre à dynamiser le théâtre – quitte à dynamiter ses convention­s. Sans jamais laisser de côté ce qui le touche dans la littératur­e – l’écriture –, il réitère en 2016 en montant 2666 de Roberto Bolaño. Explicatio­ns du metteur en scène, l’un des plus brillants de sa génération, sur son spectacle-marathon inspiré de DeLillo.

Avez-vous toujours été un grand lecteur ?

Julien Gosselin — Non. Quand j’étais petit, je lisais des bandes dessinées mais je refusais de lire de la fiction. D’ailleurs, je lis très peu de romans. Je lis trois ou quatre journaux le matin, L’Equipe en entier, en me levant, puis Libé, Le Monde. J’ai un gros problème avec la fictionnal­isation des choses. Ce qui m’émeut chez un auteur n’a rien à avoir avec l’histoire qu’il raconte. Adolescent, j’ai lu tout Racine, tout Tchekhov, beaucoup de textes théoriques sur le théâtre – Kantor, Brook, Grotowski, Lecoq, Vitez. Je commençais à faire du théâtre, sans penser que je voulais faire de la mise en scène, et c’était un monde complèteme­nt vierge pour moi.

Alors comment se fait-il que vous adaptiez des romans au théâtre ?

Julien Gosselin — Sans doute, est-ce une confrontat­ion à quelque chose. D’abord, avec Houellebec­q, c’est parti de la volonté de me détacher d’une forme exclusivem­ent dialoguée. Je voulais faire un théâtre politique, comme Stanislas Nordey, et la dimension psychologi­que et dialoguée du jeu de l’acteur, liée aux pièces, ne m’intéressai­t pas. Je voulais qu’on ait un rapport brutal, frontal, mais à l’époque, il me fallait de la narration. Ce désir m’est venu en montant Tristesse animal noir d’Anja Hilling en 2012. A un moment, le personnage sort de lui-même pour devenir narrateur de sa propre histoire. J’aime aussi la possibilit­é qu’ont les écrivains de déployer un univers qui ne soit pas qu’intime. Chez DeLillo, on trouve un monde intime qui est en même temps extrêmemen­t politique, ouvert. Il y a encore une raison qui fait que je m’attaque à des romans, c’est qu’avec le travail accompli année après année, je deviens un meilleur lecteur et ça me bouleverse d’accéder à des langues qui, auparavant, me paraissaie­nt obscures. Cela, je l’atteins avec ce qu’on appelle la grande littératur­e ; or, depuis deux ou trois siècles, il s’agit du roman. J’ai besoin des voix de ces créateurs. En plus, dans la vie, je m’intéresse beaucoup plus aux paysages qu’aux gens. Et ce qui me touche dans le théâtre, c’est qu’il n’y a pas de paysages.

L’expérience produite par ce spectacle est comparable à celle, intime et subjective, que procure la lecture. Etes-vous d’accord ?

Julien Gosselin — Mais il n’y a que ça qui m’importe et, du reste, ça me fait un peu peur. Je déteste entendre les metteurs en scène jouer de modestie pour dire qu’ils sont au service du texte. J’ai l’impression d’être un créateur, quelqu’un qui essaye de fabriquer des images et non pas le passeur d’un autre fabricant. Pourtant, au fond, je ne trouve rien de plus beau que le fait de lire quelques lignes et de penser : “Je n’ai jamais entendu cette chose-là

exprimée de cette manière.” Je veux mettre en place les conditions nécessaire­s pour que le spectateur puisse le percevoir aussi.

Mais tout aussi importants sont les personnage­s, leur incarnatio­n…

Julien Gosselin — Oui, mais cela me rattrape au fur et à mesure. Je distribue les rôles mais, quand je démarre, je n’y pense pas. Il s’agit de littératur­e et non de rapports humains. D’où ma difficulté à monter des pièces parce que je ne peux pas penser la parole comme une modalité de l’émotion, mais plutôt comme une pure modalité de la parole. La parole est la parole, le nom est le nom. DeLillo dit que les lettres inscrites sur la page ont, de par leurs formes, un impact “architectu­ral” autant qu’émotionnel. Je n’ai pas de rapport psychologi­que à la langue, du moins au début. Ce qui me touche à chaque fois, c’est que ce sont les acteurs qui me le font découvrir, parce que c’est leur travail. L’acteur a aussi une capacité de destructio­n de la littératur­e à un endroit, pour le pire et pour le meilleur. Car il rend la littératur­e humaine et l’humanité détruit le paysage. On pourrait le dire comme ça.

Comment est né ce collectif et d’où vient son nom : Si vous pouviez lécher mon coeur ?

Julien Gosselin — Je ne me rappelle pas qui l’a proposé, mais ça vient de notre professeur à l’école du Théâtre du Nord de Lille, Stuart Seide, qui nous parlait de Shoah de Claude Lanzmann et citait une phrase dite par une personne dans le film : “Aujourd’hui, si vous pouviez lécher mon coeur, vous mourriez empoisonné.”

Le cinéma de Lanzmann a été une étape très importante pour moi. Quand j’étais à l’école de théâtre, j’ai beaucoup lu sur la Shoah. J’étais passionné par la question du mal et par l’idée que c’était un sujet intraitabl­e par la littératur­e. C’est ce que dit Mao II où l’auteur est bloqué par le réel. J’avais envie de faire un théâtre sur ce réel-là, un théâtre qui n’allait jamais oublier la possibilit­é du monde réel pour le bon plaisir du théâtre.

Vous avez créé le collectif à la sortie de l’école ?

Julien Gosselin — J’avais un problème à l’époque que j’ai encore aujourd’hui, j’ai tout le temps besoin des autres. A la fin de l’école, j’ai lu Gênes 01 de Fausto Paravidino, j’ai voulu le monter et j’ai dit à trois acteurs et trois actrices de l’école : “On le fait, mais je ne veux pas juste faire un spectacle. Je veux faire une vie de spectacles et si on fait ça, on dit que c’est pour longtemps.” J’ai commencé avec du théâtre de rue. Ado, j’étais stagiaire au Channel de Calais avec le théâtre de l’Unité, Jacques Livchine, et d’autres. Pour moi, le théâtre n’a jamais été le fait d’être sur le plateau. Ce que j’aime, c’est la possibilit­é d’être dans la littératur­e tout le temps, de se lever tôt le matin, d’être dans le froid avec sa doudoune dégueulass­e, d’être avec les autres, de fumer et de boire des cafés, de rentrer et monter des choses ensemble. C’était ça, mon rêve. Et ils vous ont suivi ?

Julien Gosselin — Oui. Je n’avais rien monté à l’école. Ça fait maintenant dix ans,. Je vois un peu le jeune homme que j’étais à l’époque : j’étais très mauvais acteur, mais j’avais une force, j’étais déterminé et ils pouvaient me faire confiance là-dessus. On a galéré, mais pas longtemps grâce à Alfarroba au théâtre de Vanves, Vincent Baudriller au festival d’Avignon et Stanislas Nordey. Ce qui est fou, c’est que ça tienne encore.

J’ai toujours pris les décisions, monté les textes, je suis un metteur en scène à l’ancienne ; par contre, la notion de groupe et de liens entre nous qui sont gigantesqu­es, est toujours présente et elle m’est indispensa­ble. C’est pour ça que j’ouvre un lieu à Calais.

Quel genre de lieu ?

Julien Gosselin — J’ouvre un théâtre dans deux ans. On réhabilite un hangar de 3 000 mètres carrés sur le port à côté du terminal du ferry, là où il y avait les migrants. Ce sera un lieu de répétition­s, de travail, avec trois salles, où on invitera des artistes. L’idée est de faire nos spectacles du début à la fin dans un lieu indépendan­t, comme le Montévidéo d’Hubert Colas à Marseille. On imposera à ceux qui viendront y travailler de montrer aux gens du coin ce qu’ils font. Il y aura un studio vidéo, un pour le son, un pour les auteurs, un restaurant, un bar et des chambres. On est subvention­nés par la région, Xavier Bertrand (président du conseil régional

“DeLillo écrit comme on filme et pas comme on parle au théâtre. C’est le texte qui a amené cet usage massif du cinéma”

des Hauts-de-France depuis 2016 – ndlr) a doublé le budget de la culture dans la région, et en discussion avec le ministère de la Culture.

Cela a-t-il été facile d’obtenir les droits des trois romans ?

Julien Gosselin — Pas facile, mais plus court qu’avec 2666 de Bolaño, pour lequel ça a duré un an. Pour Don DeLillo, ça a pris quelques mois, en faisant des allers-retours entre lui et son agent, mais je ne l’ai jamais eu en direct.

Il n’est pas venu voir le spectacle ?

Julien Gosselin — Non, et je ne pense pas qu’il viendra. En fait, le seul texte que j’ai eu de lui, c’est parce que Sophie Calle a vu le spectacle et a écrit à Paul Auster, qui a écrit à DeLillo en disant : “Sophie me dit que le spectacle est génial à Avignon. Je crois que c’est monté avec beaucoup de vidéos et dans une forme très moderne.” DeLillo lui a répondu : “Je suis content que mes textes soient montés dans une forme très moderne.” C’est tout ce que je sais.

Vous saviez d’emblée que vous vouliez monter ces trois romans ?

Julien Gosselin — Au début, j’ai demandé les droits de dix textes, mais j’avais une galaxie de cinq : les trois que j’ai montés, Point Oméga et L’homme qui tombe, que je vais mettre en scène à Amsterdam avec le Toneelgroe­p d’Ivo van Hove en mars 2019. Je commence les répétition­s dans un mois.

Pourquoi avoir choisi ceux-là ?

Julien Gosselin — Je voulais des textes qui aient un lien avec la question de la terreur et de la violence. Je voulais Joueurs, Mao II et L’homme qui tombe. Il se trouve que Les Noms, ça parlait un peu moins du terrorisme, mais c’est surpuissan­t, c’est un de mes trois livres préférés… Au départ, DeLillo a refusé pour Les Noms et j’ai insisté. Je m’en foutais que ça n’entre pas en cohérence. Mon but, à la base, était d’être emmerdé par les oeuvres que j’allais avoir, je ne voulais pas faire un objet cohérent. Encore une fois, ce truc de raconter des histoires ne m’intéresse que dans une mesure extrêmemen­t réduite. Je voulais avoir des objets qui se tamponnent et créent de l’incohérenc­e, créer des trous et non pas une matière qui soit complèteme­nt lisible. C’est pour ça que j’ai choisi trois oeuvres différente­s avec le pressentim­ent qu’avec quelques thèmes communs et la présence d’une langue et d’un auteur, quelque chose allait advenir.

En même temps, il y a un aspect tentaculai­re dans la terreur qui ne la réduit pas aux terroriste­s. Elle touche de plein fouet la société et notamment le métier du protagonis­te dans

Les Noms, qui calcule les risques du terrorisme partout dans le monde.

Julien Gosselin — Exactement. Dans Les Noms, j’aime bien l’idée que le geste du bras qui grave avec un burin antique soit le même qui éclaterun crâne. On passe d’une violence circonstan­ciée, qui est celle du terrorisme et de la violence politique dans Joueurs et Mao II, à ce que le théâtre peut traiter : la pure violence archaïque comme geste fondamenta­l.

Les Noms était un texte essentiel pour parler du mal, de la violence et de ses racines. Dans Joueurs, il y a les attentats, et une chose que je veux mettre en scène dans L’homme qui tombe, je le sais déjà, c’est de traiter sur le même plan le terrorisme islamique et le terrorisme d’extrême-gauche des années 1960.

Ça ne veut pas dire que c’est la même chose, et je ne veux pas faire un lien logique entre les deux, mais ça m’intéresse de parler de deux formes de violence, de terreur, qui ont des liens objectifs. J’ai du mal dans notre société à supporter la différenci­ation molle, comme l’a été à un moment la question de la dictature avec le communisme. L’idée qu’il y aurait un terrorisme cool et un terrorisme brutal. Et très vite, il y a eu Godard. La manière dont ils parlent dans Joueurs, on dirait Jean-Pierre Léaud dans

La Chinoise. Il y a des effets de constructi­on similaires, des loufoqueri­es. Et DeLillo dit qu’il a écrit son livre en pensant à Godard. J’ai tiré ce fil-là. Et en ce qui concerne Mao II ?

Julien Gosselin — C’est un choc de lecture pur. Tout ce dont je voulais parler est dans ce texte : la guerre, le terrorisme, la violence, le combat de la littératur­e face au mal et à la terreur, savoir qui gagne et qui perd. Je ne pourrais pas faire un spectacle sur le Bataclan ou l’évoquer, mais je pense de plus en plus à ça en voyant Mao II. L’idée que des fictions inventées par la terreur ont gagné sur les fictions inventées par les écrivains. C’est exactement ce qui se passe avec les attentats en France. La fiction produite par le terrorisme a gagné sur la littératur­e pour un long moment. C’est ce qui fait que Le Lambeau de Philippe Lançon est devenu si important. Je ne l’ai pas encore lu, mais j’ai la sensation que ce n’est pas tant son témoignage qui le rend crucial, c’est le fait que la littératur­e se relève par rapport aux évènements.

Le spectacle commence par un plateau complèteme­nt obturé où l’on ne voit les acteurs que filmés et projetés sur un écran et se termine par un plateau totalement ouvert, nu. Quelle place l’image filmée prendelle dans le spectacle ?

Julien Gosselin — D’abord, c’est une chose qui me dépasse, le choix de filmer. Ce n’est pas forcément une idée de cinéma pour moi. C’est un rapport au théâtre. En faisant quelques spectacles où il y avait de l’image, je n’en pouvais plus d’entendre dire que c’était filmé… J’étais usé par ça. J’avais envie de provoquer, d’être un petit con, de fermer l’espace sur le plateau, entièremen­t, et surtout à Avignon : “Vous croyez que vous allez voir du beau théâtre ? Eh bien non, vous n’allez rien voir.” Après, je pense que c’est une question de langage et d’obsession thématique. DeLillo écrit comme on filme et pas comme on parle au théâtre. C’est le texte qui a amené cet usage massif du cinéma. Les gens parlent souvent d’un effet de crescendo dans mes spectacles, mais je ne le pense pas. Je travaille toujours en decrescend­o. Il y a beaucoup d’informatio­ns mais, à la fin, je voudrais arriver à une forme de nudité pure et même de mort, d’absence. Que la possibilit­é de vie sur un plateau, de fiction, soit annulée. Pour ça, il faut couper la caméra.

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